Un homme d’environ soixante-dix balais entre avec sa
casquette d’ouvrier des années 1936. Elle est vissée sur son crâne dans le sens
des tempêtes qui agitent parfois son crâne. Son Canard enchaîné est plié sous son bras gauche et il ordonne
plus qu’il ne demande au patron du Café
comme chez soi :
— Tavernier, sers-moi un Vittel ! J’ai
soif ! Je viens de m’engueuler avec le maire !
— Pourquoi ? Tu es furieux contre
Macron ? Une fois de plus !
— Furieux contre la connerie humaine ! Mon
pauvre ami ! Furieux !
— Tes parents auraient dû t’appeler Roland et pas
Ours Léon ! Orlando furioso est
de retour ! Je ne sais pas si la France est insoumise, mais il est un quartier de la ceinture
parisienne où le drapeau rouge flotte sur la marmite ! Qu’est-ce qui peux avoir
déclencher ton ire, fidèle représentant de la pensée marxiste ?
L’ultralibéralisme aurait-il encore frappé ?
— Oh oui ! Je viens d’en apprendre
une ! Mais une ! Tu n’as pas idée ! Laisse-moi boire !
— Vas-y doucement ! À coups de Vittel, tu
risques de faire des mélanges avec le rouge !
— Tu te souviens de ces connards pour le Traité
de Nice, en 2001 ?
— Difficile de les oublier ! Et puis, avec
toi comme gardien de la mémoire…
— Ils avaient frappé fort, jadis !
— Jadis ? On n’est pas en train de parler
d’un siècle lointain, mais du début de celui-ci !
— Dans ce temps-là, je vous le dis, il fallait
privatiser l’électricité ! Et ce connard de Jospin qui a signé !
Résultat : on a donné de l’électricité issue des centrales nucléaires à
bas coût aux boîtes privées et augmenté le prix pour les consommateurs du
Service Public ! Tu trouves ça normal ?
— Pour sûr que non ! Ils ont augmenté à
nouveau l’électricité ?
— Que nenni ! C’est pire ! Et tu te souviens
quand les renseignements téléphoniques sont devenus payants ? Avec leur
118 de merde ! Il faut le faire ! Accepter de transformer un service
gratuit en service payant ! Et les gens ignorent qu’il existe un 118
gratuit ! Le 118712 !
— Y a les pages jaunes et blanches sur
Internet !
— Et c’est ça qui te gâte la bile ! La
révolte prend son siège dans la bile jaune selon Hippocrate !
— On ne parle pas d’Hippocrate, mais
d’hypocrites, camarade limonadier ! Un autre Vittel ! Il est trop tôt
pour boire un pastis, siège de la bile jaune ! J’attendrais dix-huit
heures !
— Le petit jaune de dix-huit heures ! Jamais
en retard, contrairement au RER !
— Et tu te souviens de cet abominable Barroso, en
2010 et 2014, avant qu’il ne travaille pour Goldman Sachs ! Tout juste
réélu président de la commission, il veut nous obliger à consommer des
OGM !
Traité de Nice en 2001
Le patron sert le ballon de Vittel :
— Méfie-toi : deux ballons sur le terrain !
Tu vas te ruiner ! Tu vas priver tes héritiers de ta fortune !
— Mes héritiers ? J’en ai juste un et il n’aura
pas grand-chose !
— Une maison au village et l’autre à Bagnolet !
C’est très touristique Bagnolet ! C’est presque aussi coté que Palma de
Majorque ! Ou Ibiza, avec ses fêtes !
— Tu parles ! Une cité ouvrière fantôme !
— Et puis, il y a ta 2 CV de 1962 ! Une pièce de
collection !
— Mais c’est presque ça ! N’empêche que mon neveu
est allé à la plage grâce à elle durant toute sa jeunesse ! Même s’il
préfère aller, à présent, avec sa BMW, pour des raisons obscures ! Ma
première voiture acquise à la sueur de mon front, durant des années de labeur…
— Des années de labeur ? Tu bossais à la
Sécu ! Pas à la chaîne chez Renault !
— Oui, mais dans l’opposition au pouvoir capitaliste
qui exploite les malheureux !
— Dans ton cas, tu t’en es plutôt bien tiré ! Tu
es plus aisé maintenant qu’au départ !
— Tu ne vas pas me reprocher d’avoir su
économiser ? Mais, le problème est ici, au village !
— Pourquoi ? Le maire veut nous faire manger du
maïs OGM ?
— Je parlais de Barroso à titre d’exemple ! Nous
sommes dans un système qui semble ne pas supporter la gratuité ou la quasi
gratuité des services ! C’est comme si on disait “IGV“ ou “utilisation des
cellules souches embryonnaires“ ! Gratuit est une hérésie pour
l’ultralibéral !
— Ah ! Nous en arrivons enfin au cœur du
problème ! Ça va devenir clair comme de l’eau de source !
— Tu n’as pas idée à quel point ! Et en même
temps, l’eau de source va s’opacifier !
— J’ai l’impression de lire Guerre et Paix ! Chaque chapitre nous fait avancer, mais il
faut avaler tous les tomes ! Pour ma part, je préfère les tommes corses,
avec du bon pain noir !
Ours Léon de la Sécu remet sa casquette en position de
combat rapproché et reprend, tel un instituteur du temps de Jules Ferry, les
rouflaquettes en moins, mais l’index pointé vers le soleil de la Raison :
— Quant à moi, j’ai toujours estimé que les
communautés de communes sont une arnaque !
— J’aurais cru que c’était le contraire !
Normalement, tu devrais être favorable à mille pour cent !
— Et pourquoi je te prie ? On prend aux
pauvres pour donner aux riches !
— Notre communauté de communes a permis des
réalisations que notre seule commune n’aurait jamais pu effectuer seule !
Tu vois ces investissements tous les jours !
— Et quelles réalisations nécessaires pour
l’émancipation des masses laborieuses ?
— Le sentier de randonnée pédestre ! Un bon
entraînement pour les cortèges syndicaux !
— Parce que tu trouves que les ouvriers ne marchent
pas assez ? C’est pour les rupins !
— Les gens que je vois l’emprunter n’ont pas des
pompes de randonnée de chez Prada !
— Combien d’ouvriers, alors ? Des ouvriers cuits
par les hauts-fourneaux, brisés par les cadences !
— Pas des tonnes, il faut l’avouer ! Du moins,
ceux qui viennent boire un coup ici, après la marche !
— Les ouvriers n’ont pas les moyens de se payer des plaisirs
de riches !
— Un plaisir de riche, à un euro le ballon de
Vittel ! La fortune commence si bas, à ton idée, qu’on va tous être soumis
à l’ISF ! Le maire avait un billet de cinq euros en poche, quand il a été
élu ! Tu crois qu’il aurait dû le mentionner dans sa déclaration de
patrimoine ! Tu imagines le scandale si, le jour où il quitte sa fonction,
il a un billet de vingt ! “Il a
multiplié son capital par quatre“ !
— Tu peux rire ! Autre réalisation : le
city-stade ! Toujours vide !
— Les gamins peuvent jouer au foot ! Moi,
j’aurais adoré ça !
— Tu en vois beaucoup l’utiliser, là,
présentement ?
— Tu parles ! En plein mois d’août et avec la
canicule ! Rien que de prendre le ballon à la main tu sues un seau
d’eau ! Le temps de le poser, c’est l’insolation ! Pas fous :
ils vont à la plage !
— Un city-stade pour rêver de devenir Ronaldo ou
Neymar et de brasser des millions d’euros !
— Ben oui : sortir de son milieu social et avoir
une vie plus facile ! Grâce à son talent !
— Bel exemple pour la jeunesse ! Votez Mélenchon,
mais rêvez d’être comme ces patrons-voyous qui palpent des brassées de millions
par mois pour délocaliser !
Le cafetier ne voit pas comment satisfaire l’ancien de la
Sécu :
— Dis, tu parles sans cesse d’ouvriers !
Justement, avec les délocalisations et les liquidations, il ne reste presque
plus d’ouvriers ! Sauf sur les plateaux de cinéma ! Pour les décors !
Pierre Christin, le scénariste de la BD Valérian, disait l'autre jour, interviewé
sur le plateau du film de Besson : "l'ouvrier parisien existe encore :
je l'ai rencontré !"
— Les ouvriers n’ont pas disparu ! Ils sont
sans emploi !
— Non ! Les jeunes ont presque tous le bac
et ils rêvent de travailler dans des bureaux ! Pas de marner à une
chaîne ! C’est une mutation sociale !
— Avec 15% de chômeurs dans le privé ?
— Et 0% dans le secteur public !
— Mais on parle de réduire les fonctionnaires de
cent vingt mille !
— On pourrait augmenter les impôts pour sauver
ces emplois !
— Pour exploiter les masses laborieuses ?
— Étonnant : depuis qu’il y a moins d’ouvriers en
France, il y a plus de la moitié des ménages dans le pays qui ne paient pas
d’impôt sur le revenu ! Les masses laborieuses : quand ta CGT
organise une journée de grève et une manif, il y a plus de retraités dans le
défilé que d’ouvriers en âge de bosser !
— Avec le patronat qui peut licencier comme il
veut, ils ont peur !
— Dis-moi : si on en revenait à la
communauté de communes ! Car des explications coulent aussi rarement de ta
bouche que l’eau de la fontaine sur la place !
— Ah, l’eau ! Parlons-en de l’eau !
— Le Vittel n’est pas bon ? Pourtant, je
l’ai rempli à la source de l’Umbria !
— Quoi ? Mon Vittel, c’est de l’eau
d’ici ?
— Si tu prends un quart, en bouteille, c’est de
la vraie ! Au détail, c’est une copie !
— Les masses laborieuses sont exploitées !
On leur fait payer ce que donne la nature !
— La nature donne du pétrole ! Pourtant, tu
vas payer ton essence à la pompe, que je sache !
— Le monde court avec délectation vers
l’Abîme ! Pardonnez-lui, Lénine et Marx !
— Je suis la masse laborieuse du village !
Le seul qui y travaille, pendant que les autres s’y reposent ! Même les
salariés sont des capitalistes quand ils sont en vacances ! Je répartis
les richesses !
— Maintenant, il va se faire passer pour Robin
des Bois !
— Ou Zorro ! Mais, comme je suis le seul à
travailler pour des prunes, je me répartis les biens pris aux plus riches à moi
seul ! Sans ça, je vais finir à la soupe populaire !
— Oui, comme Aznavour et Pagny ! L’un est en
Suisse et l’autre en Argentine !
Le patron s’adresse au plafond, où il voit sans doute les
voûtes célestes, afin de s’adresser à ses anciens, ceux qui ont bâti la
richesse de sa famille, avant que les temps modernes la rendent
ordinaire :
— Mes aïeux, mes aïeux ! Croyez-vous qu’un jour
je saurais le fin mot de l’histoire ?
— Quelle histoire ?
— Quelle histoire, en effet ! On voit bien que tu
ne vas pas à la messe, toi !
— Dieu m’en garde ! J’adore ce paradoxe
locutionnel chez un marxiste ! Un oxymore par le choc des idées : un
communiste faisant mine de croire en Dieu ! Jamais je n’irais m’opiacer
les pensées !
— Quand le curé commence à dire la messe, il va
jusqu’au bout et ne se perd pas en digressions !
— Ils auraient mieux fait de faire des gîtes
ruraux de cette église ! Tout cet argent investi pour entendre défendre
des idées qui vont contre la santé des hommes et des femmes ! Pas d’IVG,
pas de préservatif, malgré le SIDA qui menace notre jeunesse !
— Et quand le curé ne parle pas de baise, il lui
arrive de citer les Évangiles ! Mécréant ! Transformer une église du
XVIIIème siècle en gîtes ruraux ! Et qui y logerait-on ? Les chèvres
et les ânes ! Parce que pour remplir tous las appartements d’un tel
bâtiment…
— Des HLM ruraux ! Pour y loger les
sans-logis !
— Lesquels ? Ceux de Bagnolet ? Parce que je
me suis baladé dans le village, durant l’été comme l’hiver et je n’ai vu
personne dormir dans la rue ! Reviens à cette communauté de
communes ?
— Dans l’idée, ça a l’air bien ! Mais à l’usage,
on constate que la plupart d’entre elles prennent aux pauvres pour donner aux
riches ! Le contraire du communisme !
— Mais, bien pensé et mieux contrôlé, ce pourrait
être le contraire ! Un communisme des communes !
— Allons ! Dans une société capitaliste et
ultralibérale ? Tu vas voir que justement, toute cette concentration n’a
qu’un but : faire payer la gratuité !
— Tu es le Baudelaire de la politique ! Un
oxymore : la gratuité payante !
— Oui, mais au bout du compte, tout le village va se
trouver à la source de l’Umbria !
— Là, tu m’inquiètes ! Ça ressemble au début d’un
film d’horreur !
— Oui ! Pourquoi pas “La source des damnés de la Terre“ ? Tu sais comment fonctionne
un syndicat ? Le syndicat d’électrification comme celui des eaux ?
— Si je savais, je serais bien le premier !
Ces trucs-là, c’est comme les impôts sur le revenu : on paie et on ne sait
même pas à quoi ça sert exactement !
— Parce que tu paies des impôts, toi ? Avec
ton petit forfait pour un commerce rural ?
— Si j’avais la chance d’être à Porto-Vecchio, je
pourrais payer des impôts ! C’est l’intention qui compte ! Et mon
intention, mon espoir, c’est de contribuer à réduire le déficit !
— Si tu étais à Porto-Vecchio, tu serais le seul
à avoir un bar avec quatre clients en été ! Les autres clients iraient là
où on les sert rapidement, sans attendre d’être morts à cause de la
canicule !
Le patron soupire et hoche la tête, prenant à témoin ses
aïeux disparus depuis belle lurette :
— Si les Parisiens se mettre à exagérer comme les
Marseillais, où allons-nous ?
— Tu sais pourquoi les syndicats sont opaques ?
— Je sais pourquoi les impôts se perdent en
gabegie budgétaire ! Droite ou gauche au pouvoir, les gouvernements créent
des nouvelles dépenses inutiles satisfaisant leurs idéologies
respectives !
— En fait, les syndicats sont gérés de la même manière
que les collectivités !
— Oh la-la ! Ceux-là, tu leur donnes Microsoft,
ils réussiraient à le rendre déficitaire ! Dépenses électoralistes, entre
les travaux monumentaux faits pour satisfaire les amis politiques et les
emplois pour permettre à ceux-ci d’être réélus afin de désigner à nouveau les
dirigeants du syndicat, et peut-être même des dépenses semblables à celles que
les juges supposent pour les gîtes ruraux !
— Eh bien, figure-toi que l’eau du village est en
régie ! Autrement dit, la commune gère elle-même ses réseaux et son
épuration ! Résultat, là où une entreprise privée te réclamerait entre
cinq à sept euros du mètre cube, la commune se contente d’un forfait jusqu’à 60
mètres cubes par an pour quarante euros et en cas de dépassement, il y a une
facturation raisonnable du surplus ! La source est sur la commune !
Bref, nous n’avons pas besoin de ces requins du privé !
— Pourquoi ça changerait, fils spirituel de Jean
Jaurès ?
— On fait bien payer des services gratuits ! Tu
comprends le sens de ma pensée ?
— Tu fréquentes trop les bords de Seine ! Ta
pensée suit des méandres et on s’y perd !
— Bref, allons droit au but, en ces temps de
frénésie internautique ! Une brillant esprit a trouvé que ce serait mieux
de mutualiser la gestion de l’eau, de faire remonter la gestion de chaque
village vers la communauté de communes et que celle-ci confie l’ensemble des
communautés de communes au Syndicat de l’eau ! Résultat, en 2020, nous
allons payer ce qui est presque gratuit et que nos impôts locaux ont déjà
payé ! Notre bonne gestion servira à enrichir le Syndicat ou la société
privée !
— Si on ne se révolte pas, on va nous tondre la laine
sur le dos !
— Ça a de quoi mettre les nerfs en pelote, ces
façons de faire fondre notre bas de laine !
— Que dirait Proust ? Il ne faut pas fermer les
yeux et s’endormir !
— Mais que vient faire Proust dans cette galère ?
— Marcel ne serait pas content qu’on mange les bas de
laines de Proust ! rit le patron.
— Consternant ! Un jeanpierrisme ! Ça devrait être interdit par la loi !
Révoltons-nous !
— Debout,
les damnés de la terre, Debout, les forçats de la faim !
— Oui ! Entonnons tous en cœur :
Ouvriers, paysans,
nous sommes
Le grand parti des
travailleurs,
La terre
n'appartient qu'aux hommes,
L'oisif ira loger
ailleurs.
— Sans ça, quand nous crèverons de faim, sous le bec
rapace des sociétés privées, nous n’aurons même plus les moyens de nous payer
le luxe d’avoir l’eau à la bouche !
— Bien dit, camarade bistrotier ! Sers-moi un
verre d’eau, tant qu’il est accessible !
— Oui, avant qu’ils privatisent la source de l’Umbria ou celle de Bocca Nera ! Là, je serais sur la paille, où il me faudra
mettre du vrai Vittel dans les ballons, parce qu’il sera moins cher !
— Un cauchemar !
— Un cauchemar…
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