Monsieur Salmigondi, le
juge en vacances, est arrivé au Café comme chez soi. Assis sur une chaise, dans
un coin, près du bar, le patron dort. Il s’est assoupi en raison de la chaleur
et des vapeurs digestives. Un peu trop de rosé de la cave coopérative du coin
et la canicule qui continue de sévir.
Salmigondi lit le
journal, en attendant patiemment, histoire de voir combien de temps va durer
cet intermède assez inhabituel. Une bonne demi-heure passe ainsi,
tandis que le cafetier se trouve au pays des rêves.
Puis, enfin, il sort des
bras de Morphée, bâille et s’étire, comme au matin, après un long somme :
— Ouah !
Cette sieste m’a tué !
Il perçoit la présence du juge en vacances et se reprend,
tentant de sauver la face :
— Oh,
je crois que je me suis assoupi quelques secondes !
—
Quelques secondes ? Une bonne demi-heure montre en
main !
—
Il ne fallait pas me laisser dormir autant !
Après, je ne dors pas la nuit !
—
C’est toujours ça de pris ! Si vous ne dormez pas
à cause de la canicule ! Quand je pense que Trump ne veut pas honorer les
accords de Paris, alors que cette température sera la norme des années à
venir ! Et ne pas faire d’efforts sérieux ne peut que faire empirer les
choses !
—
Il ne s’est rien passé de spécial, pendant que je
dormais ?
—
Un type un peu costaud, avec une barbe et un accent
corse est entré et a préféré vous laisser dormir, puis il a ouvert votre
caisse, a pris les billets de cinquante euros, disant que vous les lui deviez !
—
Mais, je ne dois de l’argent à personne !
Pourquoi… Vous me faites marcher : je ne laisse jamais les billets de plus
de vingt euros dans la caisse ! Je dormais assis dessus !
—
Vous êtes assis sur Fort Knox ! Dîtes, en venant, j’ai vu des
affiches sur la place !
—
Ah, c’est sûrement pour le repas du 15 août !
—
Le repas du 15 août ? Un restaurant ?
—
La Vierge est la patronne de la Corse ! C’est jour
férié ! Dans le temps, le comité des fêtes faisait une fête sur la place
de l’église et on vendait de l’alcool, on dansait, avec orchestre ou
sono !
—
Et maintenant, on fait un repas ? Pourquoi
avoir laissé tomber la fête !
—
Je vous explique ! Mais, vous êtes le
touriste : pas le juge ?
—
Motus et bouche cousue ! On parle d’un temps
ancien qui bénéficie de la prescription, hein ?
—
Tout à fait ! Un temps très lointain ! Les
gendarmes sont passés après une petite bagarre entre des jeunes qui avaient…
trop fêté la Vierge, à coup de whisky ! Mais, ils avaient bu
ailleurs !
—
Ça va de soi ! On fait toujours les bêtises
ailleurs…
—
Vous avez remarqué, hein ?
Le cafetier parle à Salmigondi comme si la Police Secrète de
Poutine écoutait, - autrement dit, il
confie dans un murmure, suivant l’adage des temps anciens “Les murs ont fes
oreilles“ :
—
Comme il n’y avait pas eu de blessé, simplement une
plainte d’un des jeunes…
—
Qui avait bu ailleurs !
—
Ils avaient bu dans un bar avant de monter ici !
Où, je ne saurais vous dire !
—
Et puis, vous n’êtes pas policier…
—
Et pourquoi deux jeunes étrangers au village que je ne
connaissais ni des lèvres, ni des dents, seraient-ils venus se confier à un
étranger ! Je vous le demande, hein ?
—
Pourquoi, hein ? Vous n’êtes pas du genre à poser
des questions pour vous occuper durant vos heures de creux dans la journée, car
il n’y a pas foule continue, ici, malgré la saison ! Bref, les gendarmes se
seraient bornés à ne faire qu’une enquête de routine !
—
Plus que ça ! La carotte et le bâton, comme
toujours, avec les ânes qui rechignent à comprendre ! Ils ont dit au
président du comité que s’il y avait eu des blessés, ou quelqu’un qui venait à
être contrôlé positif, lors des barrages que le préfet avait demandé de mettre
en place, ou encore quelqu’un qui se tuait dans un accident !
—
Que des bagatelles, quoi ! Le petit traintrain
quotidien !
—
En gros, si quelqu’un se faisait choper ivre, et qu’il
vienne à dire, - une supposition,
hein ? -, qu’il avait bu à la fête, le président risquerait une peine
de prison s’il y avait des morts ou des blessés graves, et une amende
personnelle de sept mille euros, si j’ai bien compris !
—
Vous avez assez bien compris ce qu’on ne vous a jamais
confié ! Je parie que désormais, suite à cette annonce, on se battait plus
pour ne pas être président que pour l’être !
—
Ce n’est rien de le dire ! Songez que les jeunes
avaient toujours cherché à pousser les “vieux“
du comité vers la sortie, comme de partout, - par exemple, pour la mairie et pour le boulot -, et d’un coup, ils étaient d’accord
pour n’entrer que dans le comité, à des postes secondaires, mais ils voulaient
que le président reste en place ! Ringard hier, il avait été soudainement
touché par la grâce divine !
—
Et puis, si quelqu’un devait payer, mieux valait que ce
fût un autre, n’est-ce pas ?
—
Je pense que cette pensée égoïste se trouvait à l’origine de ce soudain
altruisme !
—
Donc, la fête a continué avec une nouvelle équipe ?
—
Seulement, le président n’avait pas envie de se
retrouver au tribunal car, dans une autre fête, il y avait eu un jeune qui s’était
tué en rentrant en voiture et le président avait morflé !
—
C’est le genre de chose à tailler les ailes aux
vocations présidentielles !
—
S’il y avait des lois aussi contraignantes pour les
hommes politiques, nous subirions moins de gugusses se présentant à la
présidentielle ! Même plus besoin de primaires pour nous gaver !
Salmigondi demeura silencieux un petit moment, avant de dire :
—
Remarquez, avec les journalistes qui commencent à
éplucher la vie et les dérives éventuelles des candidats, il risque d’y avoir
moins de candidats !
—
On peut regretter qu’on ait plus parlé d’affaires que
de programmes !
—
Pourquoi ? D’ordinaire, les candidats ont pour habitude de respecter les
programmes ?
—
Ouh ! Il faut remonter loin en arrière pour voir
un tel miracle ! Très, très loin !
—
Mais les affaires qui éclatent juste au moment des
élections !
—
La République est une forme de tyrannie, par moments !
Même si, comme le disait Churchill, “La
démocratie est le pire des systèmes, à l'exclusion de tous les autres“ !
—
C’est une galéjade juste pour dire que la démocratie n’est
pas parfaite, mais mieux que le reste !
—
Ceci étant considéré, que s’est-il passé au niveau de
la fête ?
—
Il n’y en a plus eu, car les jeunes ne voulaient pas d’une
fête sans alcool et personne ne voulait prendre le risque d’une fête avec
alcool ! Alors, il y a eu des concerts vocaux, sans grand succès, et,
finalement, le succédané, l’ersatz de fête du 15 août a été un repas sur la
place de la fontaine !
—
Celle-là même ! Des touristes viennent pour la
prendre en photo !
—
Je ne sais pas si c’est la seule particularité vedette
du village !
—
Oh, il y en a, vous savez ! On avait même des personnages
très particuliers ! Des anciens de la Coloniale qui nous narraient des
histoires avec des fosses marines qui parvenaient à une telle profondeur
qu’on devait pénétrer dans le magma, des routes avec des lignes droites de cent
kilomètres ! Des caractères trempés dans le siècle des guerres et à la
langue bien pendue, mais au cœur en or !
—
Je vois : le genre de personnes dont on rit quand
ils sont là et qu’on regrette quand ils ne sont plus !
—
Je n’aurais pas pu dire mieux ! Vous auriez adoré
ces personnes !
—
Et ceux de maintenant ? Il y a bien des
personnages, non ?
—
Oui, quelques-uns, mais qui n’ont pas la même démesure !
Un siècle de gens trop raisonnables, trop raisonnés, ou alors des emmerdeurs de
la pire espèce, des inspecteurs des travaux finis, des puits de science dont
nul, en haut lieu, ne juge pourtant utile de faire appel à leur savoir !
—
Et ce repas, alors ?
—
Un succédané, un produit de substitution !
Le locataire du gîte
rural sent que, d’après son intonation, le cafetier émet des réserves :
— Quelque chose vous chiffonne dans ce repas ?
— Un repas représente certes l’occasion de se réunir pour
marquer la fête !
— Mais, il y a un petit quelque chose qui vous gêne,
n’est-ce pas ?
— Un repas avec des assiettes en papier, des loupiottes
faiblichonnes, un self-service, bref, ce n’est pas vraiment une fête ! Bon,
quand il y avait une sono en supplément, de la danse, ça peut aller ! Mais
une fête du village avec un seul repas, c’est tristounet ! Sans critiquer,
car c’est déjà ça !
— Je vois ! Un manque d’ambition par rapport à
l’événement !
— Une nostalgie des fêtes d’antan ! Fut une époque
où l’on voyait tout le village préparer des chapeaux en papier, à l’approche du
15 août, et le soir de la fête, tandis que les hommes avaient préparé la place
de l’église, avec les canisses pour clôturer et empêcher le vent frais de la
nuit d’incommoder les danseurs ! Le vent frais, ça fait rêver avec cette
canicule !
— Vous en avez la larme à l’œil ! Les souvenirs sont
des parfums évanouis que le temps nous a volés !
— Et puis, voyez-vous, monsieur Salmigondi, les gens se
contentaient de peu ! Les orchestres avec chanteurs demandaient moins
qu’une sono de mauvaise qualité ! On buvait du champagne, avec des
cuillers, - vous savez les
biscuits ? - ! La place était pleine et les jeunes ne s’agglutinaient
pas au comptoir, à aligner les bouteilles de whisky, comme de pitoyables
trophées !
— Des trophées qui ont condamné l’esprit de la
fête ! C’est bien le malheur !
— Parfois, je me reprends à
espérer qu’une génération nouvelle relancera la fête avec des bals sans alcools
distillés et avec le simple but de s’amuser en dansant jusqu’à quatre heures du
matin !
— Dans le fond, ce n’est pas le repas que vous détestez !
— En effet : ce que je déteste, c’est ce qu’est
devenu le village ! Un agglomérat d’individualités, d’égoïsmes et une
absence de communion dans la fête !
— Dîtes, patron ? Ce n’est pas l’heure du
pastis ? On peut boire sans crainte, non ? On rentre à pied !
— Qu’est-ce que je vous sers ? Une tomate ? Et
puis je vais sortir des olives un peu pimentées !
— Trois pastagas ! Pas plus ! Juste pour
retrouver l’ivresse du temps perdu !
— Proust n’avait pas le pastaga pour le retrouver ! Dans
des madeleines, ce n’est pas pareil !
—
L’esprit des étés d’antan se trouve au fond d’un verre
avec du jaune !
— Pas trop ! Juste de quoi se sentir rajeunis et
légers, munis des pieds ailés de Mercure !
— Méfiez-vous ! Parfois, au fond d’un verre, on ne
trouve que la nostalgie triste des âges envolés !
— Dieu nous en garde ! Le
verre deviendrait alors la boîte de Pandore ! Il ne faut pas que tous nos
souvenirs s’échappent de la boîte et qu’au lieu de l’Espoir ne reste que la
Tristesse !
— Cela ne saurait arriver si
nous avons des conversations joyeuses !
— Oui : devisons
gaiement ! Et que l’esprit des fêtes d’antan habitent nos esprits !
— Salute !
— E pace indè i nostri cuori !
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