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samedi 12 août 2017

Un éclair sans génie


Ce matin-là, monsieur Salmigondi se réveille en sursaut. Il avait mal dormi, la nuit précédente, invité chez le maire de la commune qui avait tenu, la veille au soir à fêter le bon déroulement de l’expo. Mais, fallait-il un prétexte vraiment sérieux pour faire un bon gueuleton sur la terrasse, à présent que la canicule se trouvait libérée de tout reculoir et pouvait donc entamer une retraite bien avant l’âge ?
Le maire l’avait incité à manger un fromage de chèvre du village, dont le moins qui se pouvait dire était qu’il picotait les papilles. Non content de cela, il l’avait invité à se resservir, ce dont le juge se serait passé, mais, n’osant se montrer impoli envers un charmant hôte, il avait cédé et mangé à nouveau ledit fromage.
Bien sûr, pour soulager les picotements, il avait bu force verres de vin rouge. Non content de ça, malgré les yeux en soucoupe de madame Salmigondi, il avait accepté un café à vingt-trois heures, oubliant la plus extrême prudence. Pour finir, il avait eu droit à une liqueur de myrte maison, - délicieuse au demeurant -.
Résultat, il ne s’était endormi qu’à une heure du matin, pour se réveiller environ deux heures plus tard, et n’avait retrouvé le sommeil que vers cinq heures du matin et des poussières, tandis que bêlaient les chèvres que son épouse s’était chargée de tenir éloignée des voitures, comme chaque matin.

À onze heures et quart, il dort à poing fermé, à présent que le fromage de chèvre a fini de gambader dans ses intestins, pourchassant la salade verte tandis que le vin et la liqueur ont cessé de lui lancer des pointes au niveau de la vésicule. Quant au café, accepté de façon irréfléchie, ses effets excitants se sont évanouis.
À onze heures et seize minutes, un coup de tonnerre retentit soudain et réveille monsieur Salmigondi. Foudre, fenêtres ouvertes. Il bondit, tel un soldat sur le pied de guerre et court dans la maison vide, afin de tout fermer. Dehors, il pleut. Il pleut enfin. Est-ce la fin de cette fichue canicule ? On peut l’espérer.
Une fois toutes les ouvertures de la maison closes, - non pas que la maison soit une ancienne maison de tolérance, car les femmes du village ne l’auraient jamais toléré ! -, il se recouche et tente de s’endormir. En vain. Il écoute et il lui semble que la pluie a cessé. Il n’entend plus le tonnerre gronder ni la foudre retentir tel une canonnade.
Comprenant que le sommeil s’est enfui, sitôt le premier impact de foudre, le vacancier se relève et comptabilise ses heures de sommeil. Il a eu son compte. Dans le désordre d’une digestion pénible, car il a pour habitude d’éviter certains aliments le soir. Sauf, lorsqu’il est invité, car ses parents l’ont bien élevé, hélas pour lui.
Son épouse est certainement chez une voisine, en train de discuter et de boire le café. Elle fait chaque matin, ce qu’il répète chaque soir, vers dix-huit heures, soit au Café comme chez soi, soit chez des voisins en vacances.
Il se fait donc un café, après avoir bu le thé vert qui est froid et avalé quelques canistrelli achetés à un vendeur ambulant assez particulier. Ils sont bons et… “sans ingrédients“. Il compte ramener un sachet vide et le montrer à des amis pour leur narrer cette histoire extraordinaire.
À présent, l’estomac plus plein, il peut avaler son expresso, afin de quitter les vapeurs du sommeil, d’autant qu’il a les tripes retournées par des aliments dont il sait qu’ils lui sont contraires, bien qu’il en raffole.
Sa tasse en verre à la main, il va vers la porte et l’ouvre. Plus de pluie, plus d’orage perceptible ; au contraire, un beau soleil rayonne à nouveau. Pourra-t-il aller à la plage cet après-midi ? Nul doute que son épouse aura envie de prendre la voiture et d’aller faire les courses sans l’avoir sur le dos. Donc, pas de plage.

Après un repas léger et la sieste de treize heures, il bouquine et, étrangement, s’aperçoit que c’est lorsqu’on a le plus de temps qu’on en trouve le moins pour lire les romans qui traînent sur la pile de lecture, laquelle ne peut fondre, en raison du travail qui accapare l’esprit et le rend peu disponible à la lecture.
Il comptait lire huit romans et n’en a fini qu’un seul. S’il parvient au second, ce sera un miracle ! Comme à chaque été. Il a beau changer d’endroit, c’est la même rengaine. S’il fait beau, il va à la plage et à l’apéro le soir. Le matin, il se colle devant son PC, afin de parcourir ses courriels.
Il lit ses quotidiens sur son mobile, buvant des cafés et profitant d’un exercice extraordinairement jouissif : le farniente. C’est la plus grande invention de l’homme, de toute l’histoire de l’Humanité ! Mieux que la roue, mieux que l’écriture, mieux qu’Internet ! Ne rien glander du tout ! Bayer aux corneilles…
Lopes qui fait le paon

Sur le coup de dix-sept heures, il y a du vent frais qui balaie des feuilles sèches. Néanmoins, monsieur Salmigondi sort, allant où ses pas le conduisent, sans plan préconçu. Le voilà qui, à force de ne rencontrer personne se retrouve au Belvédère. Monsieur Lopes est là et il fait le joli cœur avec Marie-Pierre.
Le juge doit être pestiféré car, à peine il pointe le bout de son nez, voilà que Lopes se taille. Salmigondi sent ses vêtements. Il a mis son parfum. Il s’est brossé les dents : pas d’haleine de chacal, en dépit du fromage d’hier au soir. Aurait-il eu le simple mauvais goût d’empêcher Lopes de faire le paon.
L’oiseau se fait rare et repart en ayant refermé sa queue ocellée, le roué personnage. Il salue au passage le juge, d’un signe de la tête.
— Je l’ai chassé ? On aurait dit qu’il me fuyait comme la peste !
— Je crois qu’il veut faire le joli cœur, sans chercher plus qu’à plaire ! Mais, trop souvent, la chose est barbante ! N’hésitez pas à venir exorciser les lieux !
— Drôle de temps ! On ne savait plus si on devait se préparer pour la plage ou pas ! Soleil, pluie et tonnerre, re-soleil, vent et nuages, re-soleil et re-vent ! Tant et si bien que j’ai fini De la Terre à la Lune ! Heureusement que nous avons un paratonnerre ici ! Je connais un village où ça n’est pas le cas !
— Ils n’ont jamais songé à en installer ?
— Si seulement c’était ça, ce ne serait que de l’inconséquence ! Mais non : la chose s’avère bien pire que ça et difficile à résumer en deux ou trois mots !
— Depuis que l’on m’a conté l’histoire du tracassier des prétoires, je pense que je suis entré dans une dimension parallèle ! Entrer dans le monde des petits villages revient à pénétrer dans des pays où la Loi est pervertie et où les administrations censées défendre l’intérêt général vont à l’encontre de celui-ci !
— Vous ne croyez pas si bien dire, cher monsieur !
— Vous me faites craindre le pire !
— Figurez-vous qu’un personnage a acheté un beau jour un terrain contigu à sa maison, avec une parcelle qui allait au-delà de ses espérances !
— Ne parlez pas par énigme ! C’est trop facile pour vous qui savez !
— Ce personnage peu reluisant se rendit compte que le paratonnerre communal érigé avec l’accord de l’ancien propriétaire se trouvait sur une éminence qui se trouvait sur la fameuse parcelle vendue avec celle qui l’intéressait !
— Vous avez dit que le terrain était contigu à sa maison…
— C’est là toute l’absurdité du sieur : ce paratonnerre protégeait la maison dont il envisageait de faire un gite rural ! Il protégeait donc cette maison, mais pas celle qu’il possédait à l’autre bout du village, car un autre paratonnerre se trouvait à une centaine de mètres d’un transformateur électrique !
— Donc, sa maison destinée à la location se trouvait protégée par un paratonnerre ?
Lequel fonctionnait depuis une trentaine d’années et donnait pleinement satisfaction ! Moins d’un siècle auparavant, il y avait plusieurs fois des morts, car la foudre tombait souvent autour de cette éminence rocheuse ! La municipalité ayant appris qu’il avait fait l’acquisition de ce rocher, avait engagé une enquête d’utilité publique, laquelle avait conclu à l’utilité du paratonnerre !
— Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Marie-Pierre rit de la confiance du juge à l’égard instances humaines à choisir le meilleur en toutes circonstances. Le bon sens est la chose sur Terre la plus partagée et, à force de la partager, la part de chaque héritier diminue. Comme en toute Raison, la monnaie est sans cesse frappée au coin du bon sens, cette monnaie se déprécie, alors que la sottise et l’erreur placées en actions présentent plus d’intérêts. De sorte que le bon sens a toujours deux trains de retard sur l’erreur et la routine.
— Le personnage en question a fait intervenir un expert qui certifiait que le paratonnerre était nocif pour celui qui vivrait à proximité, en raison d’ondes électromagnétiques que seul ledit expert avait décelé ! Pour une raison que nul être doué de raison ne saurait expliquer, le Sous-préfet a rejeté les conclusions de l’enquête d’utilité publique et a privilégié l’intérêt d’un particulier à l’intérêt général, estimant que la foudre était moins nocive pour la santé que les prétendues ondes de l’expert !
— Mais, c’est totalement aberrant ! bondit le magistrat.
— Il ne faut jamais douter de la faculté de l’homme à dépasser les limites de la déraison ! Il n’y a pas que la Justice qui soit aveugle !
— Et les habitants du village en sont restés là ?
— Oh non ! Pétitions au préfet, au Premier Ministre ! Il semblerait que, suite à une pénurie d’encre, les deux n’aient pu répondre !
— La municipalité n’a rien fait ?
— Tribunal Administratif, mais sans résultat ! Même si un Sous-préfet est stupide, il ne convient pas de déjuger le vassal de l’État !
— Mais, je suis tombé au royaume du Père Ubu !
— De plus, le personnage qui faisait ça uniquement pour des raisons de pulitighella, allait partout clamant qu’on voulait le déposséder !
— Billevesées ! Balivernes ! Coquecigrues ! Fadaises ! L’expropriation permet de délimiter une parcelle pour le paratonnerre et un chemin d’accès ! Ensuite, le reste de la parcelle est restituée, et la surface nécessaire à l’édification fait l’objet d’une indemnisation ! Cet individu est un menteur de la pire espèce !
— Bref, le foutriquet avait démoli le paratonnerre, avant même que le Sous-préfet n’ait pas tenu compte de l’enquête d’utilité publique ! Il a été condamné à payer les frais de remontage, sans pour autant avoir été sanctionné…
— Je veux, mon neveu : destruction de bien public !
— Impossible de remonter un paratonnerre bousillé et non restitué ! De plus, comme il a dit qu’il n’avait pas les moyens de payer…
— Il a bénéficié d’un étalement pour les paiements ! J’ai déjà vu ça quelque part !
— Aussi, lorsque la foudre tombe ici, bénissez le ciel que nous n’ayons pas eu un sbaticu [1] de cette engeance ! Dans l’autre village maladettu [2], lorsque la foudre tombe, ce sont des télés, des antennes paraboliques qui morflent ! Et encore, ils ont de la chance : pas encore un seul mort, pour la folie d’un seul homme !
— Eh oui ! Il y en a qui, à défaut de compétences, ne savent que s’affirmer par leur faculté de nuisance ! Si seulement la foudre pouvait le frapper !
— Oh ! Comme vous êtes violent, soudain !
— Il paraît que l’éclair fout droit les tordus !



[1] Sbaticu : Imbécile, crétin…
[2] Maladettu : Maudit, excommunié, infortuné, abandonné de Dieu.

vendredi 11 août 2017

Paysagisme Communal


Une femme attend près du belvédère. Elle tient une laisse à la main, - un de ces laisses à sangle qui sort et rentre d’un enrouleur, en fonction de la traction exercée par le chien -. Elle lit un roman, dans l’escalier, à l’ombre de la terrasse du belvédère.
Monsieur Salmigondi apparaît, appelant “Noiraud“. Il se dresse sur le muret afin de mieux inspecter les environs. Mais, pas de traces de Noiraud.
— Bonsoir ! dit Marie-Pierre. Vous cherchez le vôtre ?
— Un peu ! Ce soir, il est introuvable ! Je m’inquiète !
— Le mien aussi fait comme ça ! Il part en ballade dans le maquis, tout content de pouvoir courir comme un fou ! Je ne peux pas l’emmener à la plage !
— Ah, ça ! Moi non plus ! Et puis, mon épouse ne voudrait pas !
— J’ai essayé plusieurs fois ! Mais il n’est pas normal ! Les autres se jettent à l’eau et se rafraîchissent ! Songez, avec cette canicule ! Qui ne se jetterait pas à l’eau ?
— Pensez ! rigole le juge en vacances. Même le neveu du maire, - Toussaint, celui qui fait l’expo pendant quinze jours -, est retourné à la plage, après des années sans y être allé ! Ses cousines ont dit, en rigolant, que ça a failli supplanter l’info de l’arrivée de Naymar sur BFM TV !
— Je hais le PSG ! Ne me parlez pas de ce club ! Ça me fait venir des boutons ! Je suis pour l’OM ! J’ai été heureuse de voir Monaco champion devant le PSG !
Salmigondi vient de mettre les pieds sur un terrain miné. Son approche du sport est plus ludique, sans haine. Il préfère fouetter d’autres chats :
— Revenons-en à nos moutons, si je puis dire ! Nos animaux qui divaguent, ce soir !
— Le mien, au lieu de se rafraîchir, veut aller dans les dunes !
— Vous ne risquez pas de le perdre de vue, étant donné la hauteur des dunes !
— Pour sûr : ce n’est ni le Sahara, ni celui de Namibie, avec des dunes dépassant les quatre cents mètres ! Je ne veux pas, qu’il y aille ! Ça lui abîmerait les coussinets !
— Les coussinets ? Il a des coussinets ?
— Un chien possède bien des coussinets sous les pattes, non ?
— Un chien… Je me disais bien avec cette volonté de l’amener à la plage !
— Pourquoi, le vôtre… c’est quoi ? Un chat ?
— Vous allez rire ! Un cochon sauvage ! Peut-être même un croisé entre le cochon sauvage et le sanglier ! Enfin, je crois !
— Noiraud, un cochon ? Et vous l’avez amené du Continent ?
— Ah, ben non ! C’est un produit local typique ! Appellation d’Origine Protégée ! Mais, ce soir, il n’est pas venu et je m’inquiète !
— Pour un cochon sauvage ? Peut-être est-il transformé en saucisson ?
— Pas en été ! C’est qu’il a ses heures ! Il vient juste à la fin du repas !
— Et vous l’installez sur sa chaise, avec une petite serviette à carreaux ?
— Taquine, avec ça ! Il faut que je vous explique ! Mon loueur est du genre écolo ! Il a installé un composteur sous la maison ! Vous savez, ça ne sent pas vraiment fort, pour peu que l’on prenne la précaution de metre une pierre par-dessus !
— Jusque-là, je comprends ! J’ai un niveau intellectuel qui me permet de d’appréhender l’utilisation d’un composteur !
— Ah, c’est pour le cochon ! Quel marlou, celui-là ! Il me renverse le composteur et mange le contenu ! Alors, pour le compost, c’est râpé ! Aussi, j’ai renoncé : tout ce qui est consommable est donné au cochon, sauf le caviar ! C’est notre poubelle de table ! Le compost se fera par des voies plus ordinaires !
— S’il ne vient point, c’est qu’il a trouvé mieux pour ce soir !


Salmigondi se penche et essaie de voir la couverture du bouquin que Marie-Pierre tient dans sa main. Mais, elle tient le livre page de couverture contre elle.
— Vous lisez quoi ? Je vois que vous tenez un livre !
— Un classique : De la Terre à la Lune, de Jules Verne !
  À propos de Lune, vous avez vu l’éclipse de Lune, hier au soir ?
  Justement non ! Je n’y ai plus songé, figurez-vous ! J’étais dans la Lune !
  Sur la face cachée ? L’autre était visible mais partielle ! En plus, figurez-vous que la majeure partie de l’éclipse partielle s’est passée derrière la colline en face !
  Monte Oppidum ! Enfin, c’est son nom sur les cartes d’État-Major !
  Soit ! Toujours est-il qu’on a vu les vingt dernières minutes de l’éclipse, - l’ombre de la Terre sur la Lune -, mais qu’on a loupé près de deux heures, alors que dans la plaine ils ont pu la voir ! Remarquez : si un jeune homme ne m’en avait pas parlé à la plage, je ne l’aurais jamais su !

— Je pense que je parviendrais à survivre à cette carence !
— Moi aussi ! Car ce que j’ai vu ou rien, n’est-ce pas ? bougonne le magistrat.
—À propos de rien, vous avez remarqué le vide intersidéral en matière végétale de la place dessous, celle où l’on tente de garer les voitures ?
— Oui ! C’est plutôt tristounet, si l’on ajoute ces toiles d’araignées de fils téléphoniques et de câbles électriques qui nous surplombent !
— Impossible de prendre une photo décente sans passer des jours à retoucher la photo, sur son PC, afin d’effacer les réseaux qui balafrent les clichés !
— Mais peut-être que ce désert va voir refleurir des printemps éradiqués !
Marie-Pierre ne peut qu’être intéressée par ce qui vient d’être sous-entendu, car il se trouve qu’elle a hérité de son père d’un intérêt pour les arbres et arbustes.
— Qui a dit quoi ? Parce que ça m’interpelle, voyez-vous !
— Un adjoint parlait avec un monsieur que je ne connaissais pas ! Ils discutaient de l’esplanade non loin du Belvédère ! Ils voulaient l’aplanir !
— Ils ne comptent pas la bétonner, au moins ?
— Non : mettre quelques arbres pour apporter de l’ombre et de la fraîcheur au coin !
— L’adjoint a participé à un figocide ! Vous voyez ce coin, avec un tronc ratiboisé, desséché, roundupé jusqu’à la racine ? Ici trônait un beau figuier qui produisait de très bonnes figues et qui était l’un des plaisirs de mes étés, quand j’ouvrais ma fenêtre, au matin ! Je suis arrivé l’année dernière : il était élagué jusqu’à la base et séché comme le désert d’Atacama, le plus aride au monde, dit-on !
— Pourtant, c’est bon les figues !
—Ah, c’est que le figuier possède un défaut majeur : les petites figues tombent, parfois, et elles roulent sur le ciment ! Vous rendez-vous compte ? La nature qui ose venir salir le béton policé ! L’ouvrage humain pollué par des végétaux !
— Effectivement, ça a de quoi faire frémir ! La lutte permanente de l’homme contre la Nature, combat perdu d’avance quand on voit les cités antiques qui ont été recouvertes de strates de limon, de végétaux. Jusqu’à en redevenir telles qu’avant l’intervention prétentieuse de l’Homme !
— Voilà pourquoi nous avons hérité de ce moignon grisâtre ! Mais, l’homme qui aime abattre des forêts, pour y laisser une clairière, qu’il devra défendre en suant sang et eau, trouve plus beau un arbre dont il ne reste plus que la souche, laquelle va pourrir, ainsi qu’un membre tranché qui se couvrirait de mouches vertes, grouillant telles des légions barbares ravageant les cités civilisées !

Monsieur Salmigondi demeure stupéfait devant cette envolée lyrique, dont il devine bien qu’elle est le fruit d’une passion et peut-être même de non-dits. Il ne va pas tarder à en avoir confirmation par les propos qui vont suivre.
— Voyez-vous, monsieur, dans le temps les bergers passaient dans le maquis et, lorsqu’ils apercevaient un arbre sauvage qui poussait, ils se débrouillaient et implantaient un greffon venant d’une excellente variété ! Ils ne greffaient pas seulement sur leur terrain, mais de partout ! On trouvait ainsi, en plein maquis, des pommiers, des poiriers et des figuiers, que le hasard avait fait pousser là !
— C’est amusant ! Ils faisaient ça d’instinct ?
— Des techniques ancestrales que transmettaient les anciens aux plus jeunes ! Des fois, me disait mon père, on voyait rentrer un berger avec des fruits et il les offrait aux enfants du village ! C’était son œuvre, mais pas son terrain : alors, il partageait ! À présent, on préfère ratiboiser les arbres, voyez-vous !
— Je vois ! C’est bien dommage ! Je vois que les fours ont disparu !
— Il en reste peu ! Ils n’étaient plus utilisés et on avait besoin de places pour stationner ! Mon père avait une passion pour les figuiers et il tentait de montrer aux autres comment il s’y prenait pour greffer cet arbre, à partir d’un figuier sauvage ! Car, en général, un figuier sauvage ne donne pas de fruits comestibles !
— Les gens n’en avaient rien à fiche ?
— Si ! Mais, ils croyaient que son temps serait moins compté sur cette Terre ! Ils n’ont pas appris assez vite ! Ils ont retenu des bouts d’explications mais pas tout ! Il est mort sans avoir transmis sa technique !
— Je comprends : quand on tue un figuier, c’est un peu de son souvenir qu’on efface ! C’est comme si on saccageait sa tombe et sa mémoire !
— Je n’aurais pas osé aller jusque-là, mais il y a un peu de ça ! Venez voir ! dit Marie-Pierre en invitant le magistrat à la suivre et ils retournèrent au Belvédère. Regardez ! Vous voyez ? Là, sous le muret, près de la petite fontaine !


Salmigondi se pencha et aperçu un autre figuier scié et brûlé au Roundup. Pendant qu’on maltraitait ainsi arbres et arbustes communaux, on délaissait les chemins autour du village. Y compris ceux qui menaient aux sources qui l’environnaient. Il n’y avait plus que ronces inextricables autour des vasques et les animaux, durant la canicule, devaient pénétrer dans le domaine des hommes, en plein village. On se plaignait de leur divagation, sans rien faire pour eux. Comme on fulminait contre les migrants, sans rien faire pour créer des emplois chez eux.
— De vous à moi, ce figuier était sauvage et ne produisait rien de comestible ! Mais, il était verdoyant ! Il aurait produit les meilleures figues du monde, ç’aurait été du pareil au même ! Il aurait succombé à la tronçonneuse et au désherbant ! Si vous tentez de planter des arbustes décoratifs, ce sont les chèvres qui les bousillent, car, de ce temps, elles ne trouvent rien à manger !
— Ainsi va le monde ! On élit des personnes censées défendre les traditions et rien n’est fait pour défendre la plus belle d’entre toute : la Nature !
— Voyez la châtaigneraie qui donne son nom à la Castagniccia ! Le feu et les siècles font disparaître les châtaigniers et on n’en replante aucun ! À quoi va ressembler ce paysage d’ici un siècle, je vous le demande ?
Baobab corse

Le juge rit sous cape, se remémorant une boutade qu’avait lâchée le neveu du maire, en entendant parler de planter des arbres. Une boutade effrayante si l’on songe qu’elle n’est pas vraiment une boutade. La vision d’un monde défunt, celui-là même qui se trouve sous les yeux de tous et qu’on croit éternel.
— Toussaint, celui qui a fait l’exposition, a plaisanté quand il a entendu parler de planter des arbres pour faire une placette ombragée ! Il a conseillé de planter des baobabs ! Comme ceux du Petit Prince ! Les autres le regardaient avec étonnement et il a expliqué que, au regard du réchauffement climatique, c’étaient les variétés de l’Afrique subsaharienne qu’il fallait privilégier !
— C’est drôle ! Mais réaliste, hélas ! Que restera-t-il de tout cela ?
— Un souvenir et ses photos ! Nous serons comme des archéologues mettant au jour, en pleine zone tropicale, une tombe antique, avec des fresques représentant des animaux des climats tempérés et qui se retrouvent dubitatifs sur les modifications du climat ! Certains penseront qu’on a représenté des scènes plus au nord ! Nos descendants ne croiront même plus qu’il ait pu y avoir des figuiers et des châtaigniers par ici ! Que sommes-nous ? Des feuilles mortes…
Et le vent du nord les emporte dans la nuit froide de l'oubli
Et la mer efface sur le sable les pas des humains désunis[1] !



[1] Les feuilles mortes : paroles de Jacques Prévert, à un mot près. Le remplacement est humain, non ?

dimanche 6 août 2017

Inauguration sans chrysanthèmes

Ce jour, en ce dimanche, au lieu nommé belvédère, ancienne ruine d’une maison de sgiò, que la municipalité avait pu sauver en stoppant les ravages des ans et de la pluie, par une habile réhabilitation qui empêchait de laisser se dégrader une ruine au beau milieu des maisons les plus anciennes du village, - ce jour donc -, se tient l’inauguration d’une exposition de photographies d’un habitant du village.
À dire vrai, il s’agit des expositions conjointes d’une série de photos commencée par André, le beau-frère du maire et poursuivie par Toussaint, le fils de celui-ci. Des photos qui montrent les divers endroits du village depuis les années 1960 jusqu’à nos jours. Plus de quatre cents photos en couleur dépeignent la lente évolution d’un village, sur un demi-siècle, où jadis il y avait, certes, l’électricité, - ce depuis les années 1930 -, mais où tout le reste du confort manquait, au milieu des trente glorieuses.
Puis, le tout-à-l’égout a remplacé les catini, ces pots de chambre qui se plaisaient à offrir des chambres “pleines d’odeurs [peu] légères aux chambres surpeuplées des maisons estivales, avant l’aménagement des greniers désaffectés. La télévision, puis le téléphone s’étaient répandu, comme un chancre, amenant la civilisation et désocialisant la communauté via un média décérébralisant, même dans les résidences secondaires des habitants des cités demeurant viscéralement attachés à leur commune, comme si l’appel lancinant de leurs ancêtres les réclamait parmi les arbousiers, cistes, genets et fougères. L’action de décérébraliser les cellules familiales se poursuit via les smartphones, avec des ados avançant tels des zombies et ne vivant plus que par l’intermédiaire d’un écran ridiculement petit, comme hypnotisés.
Pour l’heure, des êtres encore vivants échappent à l’emprise technologique et parviennent encore à maintenir quelques liens, par le biais d’apéros et autres subterfuges. Une expo, par exemple, qui par le développement de clichés offre aux regards de grands enfants la restitution d’un temps perdu et d’immenses arbres généalogiques auxquels on donnait vie.
Ce ne sont pas de simples prénoms griffonnés sur un arbre de papier, mais des êtres de chair et de sang, évoluant dans leur milieu d’alors, milieu en perpétuelle évolution, car, sur le papier mat des clichés en couleur, les places se transforment, les rues s’embellissent et l’église se restaure.


Vers 19 heures, l’inauguration a lieu et, pour une fois, le cafetier a daigné fermer durant une demi-heure, son estaminet où l’on ne peut plus fumer à loisir, sans encourir les foudres administratives.
Curieux, messieurs Lopes et Salmigondi, Louis Piombi, et la moitié des habitants de la commune sont venus, tandis que, pour des raisons de pulitighella polluant la vie de nombre de villages corses, où légions sont ceux qui veulent “être calife à la place du calife“, ceci sans même avoir le niveau d’être simplement vizir, une autre moitié, - donc quoiqu’inconséquemment -, a décidé de bouder l’évènement.
Ceci, même si leurs demeures ne possèdent pas de boudoirs. Leurs altesses suffisantes se contentent de marquer leur opposition à ce qu’ils auraient approuvé à deux mains, si l’idée était venue de leur camp, par le vide, - vide qui compose souvent l’essentiel de leur programme -. Ours Léon est de ceux-là.
Voilà pourquoi, sitôt que le maire dit rouge, ils crient bleu, et réciproquement, manifestant, par-là, plus un esprit infantile qu’une pensée réfléchie qui démontrerait leur capacité à conduire les affaires de la commune, si on jouait à qui perd gagne en matière électorale. Toujours est-il qu’ils nourrissent des espoirs pour les prochaines échéances, même si ces espoirs les paient rarement en retour, ce qu’on ne saurait assimiler à de la grivèlerie, car ils n’ont pas déclaré d’activité hôtelière, pas plus que d’activité cérébrale.

Comme on dit, mieux vaut une moitié de qualité, qu’un grand tout avec des esprits pouvant clamer : “Quand j’entends parler de culture, je sors mon droit de veto !“, véto uniquement nécessaire aux bêtes. Car à quoi sert un veto apporté sans soins ? Le maire laisse donc braire ânes et chèvres, tressant une couronne de lauriers à son beau-frère et à son neveu pour les photos qui s’offrent aux regards.
Nous ne nous doutions pas, alors, en voyant cet original qui parcourait les rues de notre village avec son appareil à la main, - appareil photographique cela s’entend -, que le fruit de ses pérégrinations estivales et hivernales seraient un jour exposé, avec une valeur aussi bien généalogique qu’ethnographique, même si elle se limite à la population d’un village !
Cette phrase ponctue le discours de l’édile du village. Le neveu du maire se borne à sourire, songeant à son père qui a rejoint, selon la croyance locale, des champs élyséens où couleraient le lait et le miel.


Comment vous est venue l’idée de cette expo ! demande la journaliste dépêchée par le quotidien régional, remplissant son rôle et des colonnes de la page de la microrégion, photos à l’appui.
Tout simplement en constatant que mon père et moi-même avions repris les mêmes personnes à vingt ou trente ans d’intervalle, et pareillement pour les lieux, mais avec des écarts en temps plus courts, et que tout ceci, montrait les évolutions des vies de chacun et de tous !
Si l’on prend la plus ancienne et la plus récente des photos d’un même endroit ?
Alors là, ce n’est plus une évolution mais une véritable révolution culturelle ! Songez qu’au moment des premières photos, dans les villages, une fille qui faisait l’amour avant le mariage était considérée comme une femme légère, même s’il y avait des mariages faits précipitamment ! L’homosexualité était un sujet tabou et si quelqu’un la révélait, c’était un scandale familial ! À présent, trouver un couple non marié avec des enfants est fréquent et l’homosexualité n’a plus le même caractère sulfureux ! Se marier avec un Italien n’est plus une déchéance et on voit des mariages mixtes, au niveau de la couleur de la peau ou de la religion ! Celui qui aurait fait ça dans les années 60 se retrouvait banni de la cellule familiale élargie ! Ce sont deux mondes parallèles !
La journaliste griffonne quelques notes fébriles, que sa rédaction se chargera de réduire au minimum insipide, transformant un article potentiellement intéressant, en rubrique “inauguration des chrysanthèmes“, laquelle horripilait tant le général De Gaulle.
Inauguration des chrysanthèmes


Il fait une chaleur à crever ! dit Salmigondi à l’exposant. Sept heures du soir et l’on sue ! 
Hélas, les scientifiques prévoient des canicules similaires dans les années qui viennent !
Elles sont chouettes vos photos ! Chasse, casse-dalle après la chasse, des moments de félicité avant le crépuscule, des processions, des fêtes ! J’ai même vu le fameux bal d’antan…
Dommage que les appareils d’alors n’aient pas eu la même photosensibilité que ceux d’à présent !
Peu importe : ce sont des morceaux de vie qui renaissent ! C’est un trésor pour un village !
Je suis certain qu’il y a des tas de photos qui traînent dans les albums de famille et qui pourraient enrichir la collection ! Un héritage inestimable à laisser aux futurs habitants du village !
Tiens, il y a de la pizza ! constata Salmigondi, sans nul rapport avec l’héritage en question, car ledit héritage serait alors périssable. Mangeons et buvons tant qu’il se peut !
Cueille le jour présent, et ne crois pas au lendemain ! !
Carpe diem, la fin de la fameuse ode d’Horace ! Une de mes devises !
Avec l’Euro et le Dollar ? pouffe Toussaint. Désolé, je ne pouvais pas la louper ! Vous savez ce qui me plaît, dans ce genre de soirée ? Pouvoir deviser de tout et de rien ! Discuter et échanger !
Si la vie n'est qu'un passage, sur ce passage au moins semons des fleurs !
Tiens, ça je ne connaissais pas ! C’est de quel auteur ?
Michel Eyquem de Montaigne ! Je serais bien incapable de vous dire d’où est extraite cette citation ! Je l’ai trouvée souvent en tête chapitre, ou au début d’un livre, sans référence ! 
Des soirées où l’on devise de tout et de rien, allant ainsi d’un convive à l’autre, afin de butiner le miel d’autres pensées, d’autres points de vue : voilà une façon de semer ce passage de fleurs !
N’oublions surtout pas d’arroser les fleurs, de crainte qu’elles ne dépérissent !
Par exemple ce petit rosé local semble excellement frais, nutriment essentiel de la gente florale !
Le vin vous donnera pisse saine et rose, veloutée comme bois de cerf“, disait le père François !

Les aléas du soir font que l’exposant se trouve accaparé par un homme contrarié. Son état de santé lui gâte le plaisir des agapes et l’on ne sait comment lui rendre le sourire qu’il a perdu en chemin.
J’ai bien aimé tes photos ! Je me suis retrouvé quand je jouais avec mon gamin ! dit l’homme contrarié, retrouvant un instant une expression joviale d’enfant auquel on aurait donné le gâteau qu’il préfère. Je n’avais pas de photo de cet été-là ! Avant le divorce !
Alors, Oscar ? Ça va mieux ta plomberie ? demande le cafetier en passant.
Je m’inquiète et l’on se moque de moi ! Ce n’est pas sympathique ! se plaint l’homme qui avait retrouvé ses semelles de plomb. Je n’ose même pas dire le mal dont je souffre !
Allez, tu peux te confier à moi ! suggère l’exposant.
Ça fait cinq jours que je suis constipé ! Ce n’est pas agréable ! On mange, on boit et rien ne sort ! Franchement, c’est consternant ! Je n’ose même plus aller à la plage : si ça me prenait dans l’eau ?
Une question bête… Non, deux ! Tu bois assez d’eau ? Avec la canicule…
Oui et non ! Je bois comme d’habitude, mais pas vraiment plus !
Seconde question : est-ce que tu pètes ?
Oui ! Je ne fais pas de concert en public, si possible ! Mais, je dégaze !
Donc, la tuyauterie est en état de marche ! Ça va sortir ! Mange des fruits et même des fruits secs !
Bien, docteur ! sourit l’homme contrarié. On le fera, en espérant que ça produira des effets !
Oh, mais tu embêtes Toussaint avec tes problèmes de santé ! bougonne la sœur d’Oscar.
Laisse, Véronique ! Il va finir par péter la forme ! Il faut prévoir un taux record de méthane !
Si seulement les choses pouvaient se débloquer !
Oscar, il y a des gens qui mangent ! le tance la frangine avec le regard de la gorgone Méduse.
Non pétrifié, loin s’en faut, tant le pouvoir de Méduse a décliné, avec les siècles, le frère s’éloigne avec sa sœur, en se chicanant comme seuls frères et sœurs peuvent le faire, sans risquer de rester fâchés à vie. On tape sur l’épaule de l’exposant au moment où il avale un bout de pizza.
© Damien Hirst + Mapomme

Pas mal, ton expo, mon coco ! juge Pauline, une amie d’enfance de Toussaint.
Des photos banales ! Il suffit d’être là au bon moment !
Il y a de la tendresse dans ces photos ! Normal, tu n’as jamais été un teigneux ! Tu es un doux !
Oui, hindou comme mon père tandis que mon grand-père était un dur !
Pierre Dac !
Et Francis Blanche ! De ton côté, tu as encore produit quelques croûtes ? J’avais bien aimé tes peintures en plan rapproché sur des pierres des maisons, des façades du village traitées comme des tableaux abstraits ! Tu as fait une autre série, avec un nouveau thème ?
Des plans hyper rapprochés des fleurs dans le maquis, d’après des photos que j’ai prises !
J’attends avec impatience de voir cette production !
L’année prochaine sans doute ! Il faut que je complète ! Mais ça donne des trucs intéressants !
Ce sera à toi d’amuser la galerie ! sourit Toussaint.
Pas mal le jeu de mots !


La soirée avance et un léger air frais se manifeste par intermittence. Louis Piombi a honoré de sa présence la soirée, lui qui, d’ordinaire, joue à la belote au Café comme chez soi, tous les après-midis que Dieu fait, dès dix-sept heures pétantes, quand la terrasse est à l’ombre et la température estivale plus supportable, partenaire d’Ours Léon. Il a laissé son partenaire communiste macéré dans son jus de mauvaise humeur, ayant une curiosité pour tout ce qui touche à l’histoire du village.
Ce sont des photos sur combien d’années ? demande Louis, avec ses lunettes épaisses, son éternelle casquette Ferrari, vissée sur le crâne, masquant sa calvitie, et ses cheveux blancs à doc Brown de Retour vers le futur, et surtout un éternel sourire bonhomme.
La première a été prise avec un appareil RICOH 519, All Black, fin 1958 ! Autrement dit, l’expro s’étale en réalité sur cinquante-neuf ans, presque soixante !
— Ricoh ! J'avais oublié cette marque ! Je me souviens de ton père qui allait avec un étrange appareil photographique noir, alors que les autres étaient me plus souvent couleur métal !
C’est une belle soirée, non ? La lumière ne mange pas les étoiles ! Regarde comme on voit bien l’étoile du berger, la Grande Ours ! Regarder des étoiles qui sont là depuis des millions d’années m’apporte une curieuse sensation d’apaisement !
C’est une superbe soirée ! Je leur ai dit aux autres qui reste à cirer les chaises de la terrasse en attendant que notre ami descende rouvrir son café : “vous vous plaignez qu’il ne se passe jamais rien ici et quand il s’y passe quelque chose, vous faites bande à part ! Vous êtes des ânes !
Sérieux tu leur as dit ça ? Et qu’ont-ils répondu ?
Que ce sont des expos de merde ! Des photos de famille par centaines, des croûtes sans intérêt ! Ce n’est pas une salle d’exposition comme à Paris, qu’il a répondu Dupont-Latour !
C’est un pauvre type, un minus habens qui veut se donner de l’importance !
Tu ne te rends pas compte ? poursuit Louis. Ours Léon a dit que c’était les nouveaux sgiò qui organisaient des manifestations pseudo culturelles dans leurs demeures de riches et qu’ils n’avaient pas besoin de la caution du populo du village ! Tout ça parce que le village plus ancien a été aménagé de façon à l’embellir ! C’est d’un ridicule consternant !
Le village plus récent, quoiqu’ancien, puisque constitué lui aussi de maisons en pierre, a bénéficié de lampadaires, d’un parking, avant que la partie plus ancienne soit embellie ! Et encore : il resterait des choses à faire ! Nettoyer les toiles de nos araignées administratives !
Ah, oui, c’est vrai que pour la place, de l’autre côté de la maison Giorgi, EDF et France Télécom ont tissé un réseau de câbles noirs assez hideux et qui défigure le site !
Donc, nous sommes des sgiò ? Même si nos grands-parents étaient petits fonctionnaires, paysans, chauffeurs de taxi ? D’ailleurs, une partie des mutins est parente avec les nouveaux sgiò !
On ne peut pas discuter avec eux !
Alors, ne nous gâtons pas la bile et profitons de la soirée, tandis qu’ils marinent dans l’ombre de la terrasse attendant le rapport de notre espion cafetier ! Un petit peu de rosé ?
Le rosé empêche de broyer du noir !

Sur la terrasse du belvédère, Toussaint regarde vers le reste du village, en léger contrebas. Ainsi, pour certains, ils représenteraient des gens de la Haute. Curieux comme on se sert des étages d’un immeuble et de la position altimétrique, dus à une répartition aléatoire, pour définir les idées politiques des gens, un prétendu orgueil qui n’existe que dans la caboche tortueuse de gens malintentionnés.

Le regard de l’exposant embrasse la sortie ouest du village et il repère le cimetière privé. En fait, il sait sa présence, sous l’ombre chinoise des châtaigniers, dans le néant de l’obscurité qui a étendu son linceul sur le corps jadis vivant d’un ami mort si jeune. Et combien d’autres, perdus au fil des ans, qui gisent dans l’éternel sommeil ? Suicide, accident de voiture, crise cardiaque et cancer sont passé par-là pour éclaircir la bande de jeunes et de moins jeunes qui se réunissait sur la place, non loin du café, tout près de la fontaine qui a pris ses congés d’été. Une bande qui s’éclaircit d’un côté et qui se densifie de l’autre.
Drôle de tête pour une personne mise à l’honneur ! s’exclame monsieur Lopes.
À l’honneur est un bien grand terme, je crois ! Auquel on a fait le plaisir d’exposer ses photos ! Ce n’est tout de même pas la Maison Européenne de la Photographie à Paris !
Toujours est-il que voici vos travaux exposés !
Ils ne vaudraient pas grand-chose sans la contribution de mon père !
Alors, qu’est-ce qui vous chagrine ?
Les amis qui ne sont plus et que j’emmène toujours dans mes pensées ! Ce n’est pas parce que le spectacle continue que l’on doit les jeter en fosse d’oubli !
Sont-ils en photos parmi les clichés exposés !
Ils y sont, bien vivants, se nourrissant de l’espoir d’un futur qui ne sera jamais !
Mais toujours vivants dans un passé sur papier mat et dans votre cœur !
J’espère que d’autres cœurs ont éprouvé un petit pincement en les revoyant souriants !
Pourquoi en serait-il autrement ?
D’autres sont morts d’une autre façon ! Dans cette ombre de la terrasse, gisent les fantômes de ceux qui furent des amis ! Pour d’obscures raisons de jalousie ou de pulitighella, ils ont tué l’ami d’antan et l’ont remplacé par une sorte de zombie médisant !
— Faut-il pour autant gâcher l’instant présent ?
Non ! Certes pas ! Mais je suis ainsi : pétri de joie et de nostalgie !
Buvons un peu de ce rosé propre à favoriser la joie et combattre la nostalgie !
— Vous avez raison, monsieur Lopes ! Que rien ne ternisse l’éclat fraternel de cet instant 
— Et que cette étincelle pétrisse la nostalgie des futurs bons souvenirs !