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mercredi 2 août 2017

Le tracassier des prétoires


Monsieur Salmigondi, le client d’un gite rural, celui-là même qui avait interrompu la chanson de Charles Rocchi d’un intempestif “Olé“, revient au Café comme chez soi.
Bonjour, vous avez pu entendre le CD en entier ?
Ah ben oui ! Je ne suis pas toujours importuné par des clients qui veulent ceci ou cela !  
Importuné ? Je croyais qu’ils vous faisaient vivre ?
Parce que vous croyez que j’ai besoin de vingt à trente clients pendant un mois seulement ? Heureusement que non ! Qu’est-ce que je ferais pour manger le reste de l’année ? Parce qu’en hiver, quand on arrive à être quatre pour faire la belote en week-end, nous sommes contents !
Vous avez pensé à aller mettre un cierge à l’église pour ce miracle ?
Ma parole, vous êtes comme les frelons asiatiques : plus piquants que les frelons habituels ! Entre vous et monsieur Brun, - enfin Lopes ! -, j’ai droit à des piques plus prononcées !
Donc, vous êtes contents en hiver, quand vous parvenez à être quatre !
En plus, ça me coûte plus d’électricité que ça ne me rapporte en boissons ! Un verre d’eau ou un pastis, pour trois heures d’EDF, ça ne fait pas vivre !
Ce n’est pas comme en été, où il fait chaud et où les frelons viennent boire, manger des glaces et consomment tout ce qui dégage de bonnes marges !
Il faut bien reconnaître que je fais plus en un mois d’été qu’en onze d’hiver !
Vous avez de drôles de saisons au village !
Je disais ça en termes d’activité ! Quand je fais les comptes en décembre, j’ai tout juste équilibré ! Parfois, je pars même deux mois en balade sur le Continent !
Vous allez en vacances voir d’autres coins de France ! Des coins où les cafés travaillent plus d’un mois ! Et vous allez dans des hôtels à Paris et dans les régions touristiques ?
À l’hôtel ? Mais, vous voulez me ruiner ! Non, je m’invite chez des clients ! Une semaine par-ci, une semaine par-là ! Histoire de ne pas les gêner, quand même !
On reconnaît bien là votre tact habituel ! Et vos joueurs de belote, comment font-ils ?
Pendant ces deux mois, ils laissent tomber la pluie et venir les brumes qui mangent les collines, - vous savez quand on a l’impression que le monde se résume au village seulement !
Il y a besoin des brumes pour ça ? Curieux !
Des frelons asiatiques, cette année ! Ils ont dû arriver avec des arbres, ma parole ! Pendant ces deux mois, au lieu de perdre de l’argent, curieusement j’en gagne !
On se demande bien pourquoi…


Le patron regarde monsieur Salmigondi et lui demande :
Salmigondi, ça n’est pas corse, je me trompe ?
Ça vient d’Italie ! Ma famille est originaire de Toscane !
C’est beau la Toscane ! Mais, bon, c’est l’Italie !
Vous dîtes ça avec une pointe de dégoût…
Ben, c’est l’Italie ! Vous savez comme on appelle les Italiens, par ici !
Les Ritals, je suppose !
Non ! Les Lucchesi ! Quand ça n’est pas les Lucchesacci ! Les sales Lucquois !
Pourquoi ce dédain dans l’intonation ?
Quand on voulait faire des travaux mal payés et risqués, à cause du paludisme, dans la plaine, on faisait venir des ouvriers de Lucques, région pauvre ! Il en est mort des tas !
Et vous les méprisez pour ça ?
Non ! La Corse a été occupée pendant des siècles par les Génois qui nous prenaient des impôts…
Et comme vous n’aimez pas les payez…
Qui aime payer des impôts quand on ne voit pas de travaux faits avec cet argent ? Après l’épisode sanglant des Génois, il y a eu 39-45 et les armées fascistes de Mussolini qui ont occupé l’Île et qui étaient pire que les soldats allemands de la Wehrmacht ! Ils ne voulaient pas les oiseaux, qu’ils disaient : ils voulaient le nid ! Alors, pour les anciens, l’Italie…
Et la Renaissance, les arts, l’époque romaine ?
Vous n’allez pas me faire un cours d’histoire sur l’Italie ?!
Salmigondi


Monsieur Salmigondi montre le fanion de la Juve accroché au-dessus des bouteilles et demande :
Mais dîtes ? Je vois le fanion de la Juventus de Turin ! C’est en Italie, que je sache, le Piémont ?
C’est pas pareil ! C’est le foot ! Et le foot, c’est sacré ! Ici, on est pour la Juve ! Avec Platini et Zidane ! Trézéguet, Deschamps ! Et j’en passe !
Et le village d’à côté aussi ?
Non : ils sont pour l’AC Milan ! À Ajaccio, ils sont soit pour Le Barça, soit pour le Real !
Et pas de clubs français ?
On aime bien l’OM ! Le bel OM de Tapie et de la Ligue des Champions ! Quand ils avaient perdu à Bari et gagné à Munich !
Et le PSG ?
Ne parlez pas de Paris par ici ! Monaco, d’accord ! Mais surtout pas Paris ! L'argent des pétrodollars et des émirs!
Vos cousines et vos autres parents ne sont pas à Paris ?
Parce que vous croyez qu’elles vont voir les matchs ?
Je ne crois plus rien, depuis que j’ai mis les pieds ici !
Dîtes Salmigondi, ça sonne un peu comme Salamalecs !


Le touriste fait celui qui n’a pas entendu la remarque désobligeante. Il change de sujet :
À propos, je vais vous dire un truc sans rapport ! C’est pour ça, d’ailleurs, que je commence par “À propos“ : pour créer l’illusion d’un lien quelconque entre ce que nous disions et ce que je dis !
Là, vous déblatérez ! Votre propos manque de clarté !
Je vais vous éclairer un brin ! J’ai parlé en bien de monsieur Dupont-Latour à monsieur Ferrandi ! Il n’a rien dit, m’a tourné le dos et il est reparti chez lui, en martelant le goudron des talons, tel un adjudant remonté comme une horloge !
Vous m’étonnez ! Pensez un peu : Dupont-Latour lui a fait un procès parce que sa terrasse lui faisait de l’ombre !
Il habite juste à côté, au rez-de-chaussée ?
Non ! Mais, il a dit qu’il comptait faire une maisonnette à louer à cet endroit ! Le terrain riquiqui est à lui !
Et alors ?
Alors, il a gagné en première instance ! Il a joué le pauvre continental auquel les Corses faisaient des crasses et le tribunal a plongé tête baissée dans le piège !
Je pense que ça ne s’est pas arrêté là ?
— Il a perdu en appel ! Mais, il s’est pourvu en cassation ! De plus, au Tribunal Administratif il a attaqué la mairie qui avait délivré le permis de construire pour la terrasse ! Au prétexte que le maire et le premier adjoint sont parents avec monsieur Ferrandi ! Ils le sont, mais le permis était réglo !
Il a perdu, bien sûr !
Au tribunal administratif de Bastia, la commune a été condamnée à verser 20.000 euros ! Ne comptez pas sur la justice de celui dont l'esprit manque de justesse !
C’est un code Corse ou les juges ne savent plus lire ?
Je ne saurais vous dire si ce sont les juges qui sont nuls ou si c’était l’avocat de la commune qui a traité le dossier par-dessus la jambe ! Mais le résultat était là ! Il a fallu payer ! La justice serait une chose merveilleuse s'il n'y avait pas les hommes !
Ils ont fait appel ? Mais, c’est vrai qu’il fallait raquer, en attendant ! Dîtes : vingt mille euros, ça doit représenter un sacré trou dans le budget d’une commune comme celle-ci !
Presque 40% ! Ce n'est pas un grain d’orge dans la gueule d’un âne ! Entretemps, contre Ferrandi, il avait fait appel à la cour Européenne des Droits de l’Homme, laquelle a rejeté sa requête !
Donc, la mairie de son côté a fait appel et tout s’est arrêté !
La justice va sûrement mais d'un pas lent ! C’est bien là tout le problème ! Qu’un jugement ait été rendu à tort ou sur la base de documents truqués, et il faudra du temps pour rectifier l’erreur !
On croit rêver ! Non, pardon : cauchemarder !
— Rassurez-vous, au bout de deux années, la cour d’appel a inversé le jugement, donné tort à Dupont-Latour, mais a condamné la mairie à verser sept cents euros au titre de l’article 700 ! Dupont-Latour devait restituer les vingt mille euros !


Salmigondi sourit : les choses rentrant dans l’ordre étaient faites pour lui plaire. Un penchant naturel.
— Voilà qui est mieux et qui devrait arranger les affaires de la municipalité, côté finances !
— Parce que vous croyez, qu’après deux années, il lui restait un euro de l’argent reçu ! Il a demandé à rembourser sur plusieurs années, à tant par mois ! Et il s’est pourvu en cassation !
— Il a tant d’argent que ça ?
— Il a filé l’argent de la commune à ses enfants ! Et ils paient les frais de justice ! Vous pigez ?
— Je comprends que monsieur Ferrandi ne veuille pas entendre parler de lui ! Et les gens du coin supportent cet esprit tracassier des prétoires ? Pas de soucis avec les nationalistes ?
— Mais, il est nationaliste ! Comme beaucoup de personnes qui viennent d’arriver en Corse ou ceux qui, à moitié corses et élevés sur le Continent, tentent de se rendre plus corses qu’ils ne sont !
— Mais monsieur Dupont-Latour a un accent parigot !
— Je vous rassure quand il parle un corse approximatif, il a le même accent parisien ! Au départ, ça nous faisait sourire ! Quand il s’est mis en tête de nous faire la leçon, on l’a trouvé moins drôle !
— Et il est nationaliste à fond les manettes ?
— Il a appelé sa fille Chiarastella ! Claire Étoile, comme l’avait jadis traduit en français des officiers d’État-Civil peu inspirés ! Chiarastella Dupont-Latour ! Sans rire !
— Et il en veut particulièrement à monsieur Ferrandi ?
— Oui ! Quand il avait attaqué monsieur Albertini, pour son garage qui, selon lui, empiétait sur son terrain, Ferrandi avait témoigné en faveur d'Albertini ! Il avait donc une dent contre lui !
— Pour monsieur Albertini, ça avait été le même cinéma ? Première instance, appel et cassation ?
— Le menu habituel ! Et il avait attaqué la mairie précédente ! Il finit de rembourser l’argent qu’il avait touché indûment ! La vie est un éternel recommencement !
Avocats d'après Daumier


Salmigondi réfléchit. Un truc lui travaille le ciboulot :
— Vous pensez que monsieur Ansidéi, mon loueur, devrait s’inquiéter ?
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a encore trouvé ?
— Il dit que les eaux pluviales de la maison causent des dégâts à son terrain du dessous !
Le patron du café prend son portable et appelle :
— François ! Alerte rouge ! Dupont-Latour va t’attaquer pour les eaux pluviales de ton gîté rural ! Préviens la mairie qu’ils consultent leur avocat ! Salmigondi l’a entendu dire ça !
Il repose son téléphone sur le comptoir :
— Mieux vaut faire de petits aménagements que de rentrer dans des frais de justice ! Ce qu’on économise en avocat permet de faire des aménagements et d’éviter de se gâter la bile durant des années ! Croyez-moi : vous venez de nous rendre un sacré service !
— Vous avez évité beaucoup de procès comme ça ?
— Tous ceux dont on a eu vent auparavant ! Une bonne dizaine ! Il doit chercher dans les gazettes des tribunaux des motifs d’ester en justice et il se trouve qu’il se croit très fort en droit, alors que c’est un sombre crétin !
— Il s’est cassé les dents parfois, dès le départ ?
— Quand il a voulu attaquer la déchetterie du coin pour nuisance olfactive sur le terrain où il comptait construire une maison à louer !
— Encore ? Mais c’est un promoteur local, ce monsieur !
— Pensez : il a acheté une vieille maison et depuis quinze ans, il n’a pas encore fini de la retaper ! Mais, j’ai oublié de vous demander, monsieur Salmigondi : c’est quoi votre profession ?
— Juge au tribunal de première instance ! Je crois que ce village va beaucoup me plaire !
 — Je ne sais pas si Dupont-Latour va partager cet enthousiasme !
— Quelque chose me dit que non !
— Allez : vous buvez quelque chose ? C’est pour moi !
— Un pastis ! C’est l’heure de l’apéro !
— Je vous accompagne et je sors les olives !
— Il fait une chaleur ! Un pastaga bien frais et des olives, y a rien de mieux !
— J’en connais un autre qui va déguster !

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