Une femme attend près du belvédère. Elle tient
une laisse à la main, - un de ces laisses
à sangle qui sort et rentre d’un enrouleur, en fonction de la traction exercée
par le chien -. Elle lit un roman, dans l’escalier, à l’ombre de la
terrasse du belvédère.
Monsieur Salmigondi apparaît, appelant “Noiraud“. Il se dresse sur le muret afin
de mieux inspecter les environs. Mais, pas de traces de Noiraud.
— Bonsoir ! dit Marie-Pierre. Vous cherchez le
vôtre ?
— Un peu ! Ce soir, il est introuvable ! Je
m’inquiète !
— Le mien aussi fait comme ça ! Il part en
ballade dans le maquis, tout content de pouvoir courir comme un fou ! Je
ne peux pas l’emmener à la plage !
— Ah, ça ! Moi non plus ! Et puis, mon
épouse ne voudrait pas !
— J’ai essayé plusieurs fois ! Mais il n’est pas
normal ! Les autres se jettent à l’eau et se rafraîchissent ! Songez,
avec cette canicule ! Qui ne se jetterait pas à l’eau ?
— Pensez ! rigole le juge en vacances. Même le
neveu du maire, - Toussaint, celui qui
fait l’expo pendant quinze jours -, est retourné à la plage, après des
années sans y être allé ! Ses cousines ont dit, en rigolant, que ça a
failli supplanter l’info de l’arrivée de Naymar sur BFM TV !
— Je hais le PSG ! Ne me parlez pas de ce
club ! Ça me fait venir des boutons ! Je suis pour l’OM ! J’ai
été heureuse de voir Monaco champion devant le PSG !
Salmigondi vient de mettre les pieds sur un terrain
miné. Son approche du sport est plus ludique, sans haine. Il préfère fouetter
d’autres chats :
— Revenons-en à nos moutons, si je puis dire !
Nos animaux qui divaguent, ce soir !
— Le mien, au lieu de se rafraîchir, veut aller dans
les dunes !
— Vous ne risquez pas de le perdre de vue, étant donné
la hauteur des dunes !
— Pour sûr : ce n’est ni le Sahara, ni celui de
Namibie, avec des dunes dépassant les quatre cents mètres ! Je ne veux
pas, qu’il y aille ! Ça lui abîmerait les coussinets !
— Les coussinets ? Il a des coussinets ?
— Un chien possède bien des coussinets sous les
pattes, non ?
— Un chien… Je me disais bien avec cette volonté de l’amener
à la plage !
— Pourquoi, le vôtre… c’est quoi ? Un chat ?
— Vous allez rire ! Un cochon sauvage !
Peut-être même un croisé entre le cochon sauvage et le sanglier ! Enfin,
je crois !
— Noiraud, un cochon ? Et vous l’avez amené du
Continent ?
— Ah, ben non ! C’est un produit local
typique ! Appellation d’Origine Protégée ! Mais, ce soir, il n’est
pas venu et je m’inquiète !
— Pour un cochon sauvage ? Peut-être est-il
transformé en saucisson ?
— Pas en été ! C’est qu’il a ses heures ! Il
vient juste à la fin du repas !
— Et vous l’installez sur sa chaise, avec une petite
serviette à carreaux ?
— Taquine, avec ça ! Il faut que je vous
explique ! Mon loueur est du genre écolo ! Il a installé un
composteur sous la maison ! Vous savez, ça ne sent pas vraiment fort, pour
peu que l’on prenne la précaution de metre une pierre par-dessus !
— Jusque-là, je comprends ! J’ai un niveau
intellectuel qui me permet de d’appréhender l’utilisation d’un
composteur !
— Ah, c’est pour le cochon ! Quel marlou,
celui-là ! Il me renverse le composteur et mange le contenu ! Alors,
pour le compost, c’est râpé ! Aussi, j’ai renoncé : tout ce qui est
consommable est donné au cochon, sauf le caviar ! C’est notre poubelle de
table ! Le compost se fera par des voies plus ordinaires !
Salmigondi se penche et essaie de voir la
couverture du bouquin que Marie-Pierre tient dans sa main. Mais, elle tient le
livre page de couverture contre elle.
— Vous lisez quoi ? Je vois que vous tenez un livre !
— Un classique : De
la Terre à la Lune, de Jules Verne !
— À propos de
Lune, vous avez vu l’éclipse de Lune, hier au soir ?
— Justement non
! Je n’y ai plus songé, figurez-vous ! J’étais dans la Lune !
— Sur la face
cachée ? L’autre était visible mais partielle ! En plus, figurez-vous que
la majeure partie de l’éclipse partielle s’est passée derrière la colline en
face !
— Monte Oppidum ! Enfin, c’est son nom sur
les cartes d’État-Major !
— Soit !
Toujours est-il qu’on a vu les vingt dernières minutes de l’éclipse, - l’ombre de la Terre sur la Lune -, mais
qu’on a loupé près de deux heures, alors que dans la plaine ils ont pu la voir
! Remarquez : si un jeune homme ne m’en avait pas parlé à la plage, je ne
l’aurais jamais su !
— Je pense que je parviendrais à survivre à cette
carence !
— Moi aussi ! Car ce que j’ai vu ou rien,
n’est-ce pas ? bougonne le magistrat.
—À propos de rien, vous avez remarqué le vide
intersidéral en matière végétale de la place dessous, celle où l’on tente de garer
les voitures ?
— Oui ! C’est plutôt tristounet, si l’on ajoute
ces toiles d’araignées de fils téléphoniques et de câbles électriques qui
nous surplombent !
— Impossible de prendre une photo décente sans passer
des jours à retoucher la photo, sur son PC, afin d’effacer les réseaux qui
balafrent les clichés !
— Mais peut-être que ce désert va voir refleurir des
printemps éradiqués !
Marie-Pierre ne peut qu’être intéressée par ce qui
vient d’être sous-entendu, car il se trouve qu’elle a hérité de son père d’un
intérêt pour les arbres et arbustes.
— Qui a dit quoi ? Parce que ça m’interpelle,
voyez-vous !
— Un adjoint parlait avec un monsieur que je ne
connaissais pas ! Ils discutaient de l’esplanade non loin du
Belvédère ! Ils voulaient l’aplanir !
— Ils ne comptent pas la bétonner, au moins ?
— Non : mettre quelques arbres pour apporter de
l’ombre et de la fraîcheur au coin !
— L’adjoint a participé à un figocide ! Vous voyez ce coin, avec un tronc ratiboisé,
desséché, roundupé jusqu’à la
racine ? Ici trônait un beau figuier qui produisait de très bonnes figues
et qui était l’un des plaisirs de mes étés, quand j’ouvrais ma fenêtre, au
matin ! Je suis arrivé l’année dernière : il était élagué jusqu’à la
base et séché comme le désert d’Atacama, le plus aride au monde, dit-on !
— Pourtant, c’est bon les figues !
—Ah, c’est que le figuier possède un défaut majeur :
les petites figues tombent, parfois, et elles roulent sur le ciment ! Vous
rendez-vous compte ? La nature qui ose venir salir le béton policé !
L’ouvrage humain pollué par des végétaux !
— Effectivement, ça a de quoi faire frémir ! La
lutte permanente de l’homme contre la Nature, combat perdu d’avance quand on
voit les cités antiques qui ont été recouvertes de strates de limon, de
végétaux. Jusqu’à en redevenir telles qu’avant l’intervention prétentieuse de
l’Homme !
— Voilà pourquoi nous avons hérité de ce moignon
grisâtre ! Mais, l’homme qui aime abattre des forêts, pour y laisser une
clairière, qu’il devra défendre en suant sang et eau, trouve plus beau un arbre
dont il ne reste plus que la souche, laquelle va pourrir, ainsi qu’un membre
tranché qui se couvrirait de mouches vertes, grouillant telles des légions
barbares ravageant les cités civilisées !
Monsieur Salmigondi demeure stupéfait devant cette
envolée lyrique, dont il devine bien qu’elle est le fruit d’une passion et
peut-être même de non-dits. Il ne va pas tarder à en avoir confirmation par les
propos qui vont suivre.
— Voyez-vous, monsieur, dans le temps les bergers
passaient dans le maquis et, lorsqu’ils apercevaient un arbre sauvage qui
poussait, ils se débrouillaient et implantaient un greffon venant d’une
excellente variété ! Ils ne greffaient pas seulement sur leur terrain,
mais de partout ! On trouvait ainsi, en plein maquis, des pommiers, des
poiriers et des figuiers, que le hasard avait fait pousser là !
— C’est amusant ! Ils faisaient ça
d’instinct ?
— Des techniques ancestrales que transmettaient les
anciens aux plus jeunes ! Des fois, me disait mon père, on voyait rentrer
un berger avec des fruits et il les offrait aux enfants du village !
C’était son œuvre, mais pas son terrain : alors, il partageait ! À
présent, on préfère ratiboiser les arbres, voyez-vous !
— Je vois ! C’est bien dommage ! Je vois que
les fours ont disparu !
— Il en reste peu ! Ils n’étaient plus utilisés
et on avait besoin de places pour stationner ! Mon père avait une passion
pour les figuiers et il tentait de montrer aux autres comment il s’y prenait
pour greffer cet arbre, à partir d’un figuier sauvage ! Car, en général,
un figuier sauvage ne donne pas de fruits comestibles !
— Les gens n’en avaient rien à fiche ?
— Si ! Mais, ils croyaient que son temps serait
moins compté sur cette Terre ! Ils n’ont pas appris assez vite ! Ils
ont retenu des bouts d’explications mais pas tout ! Il est mort sans avoir
transmis sa technique !
— Je comprends : quand on tue un figuier, c’est
un peu de son souvenir qu’on efface ! C’est comme si on saccageait sa
tombe et sa mémoire !
— Je n’aurais pas osé aller jusque-là, mais il y a un
peu de ça ! Venez voir ! dit Marie-Pierre en invitant le magistrat à
la suivre et ils retournèrent au Belvédère. Regardez ! Vous voyez ?
Là, sous le muret, près de la petite fontaine !
Salmigondi se pencha et aperçu un autre figuier
scié et brûlé au Roundup. Pendant qu’on maltraitait ainsi arbres et arbustes
communaux, on délaissait les chemins autour du village. Y compris ceux qui
menaient aux sources qui l’environnaient. Il n’y avait plus que ronces
inextricables autour des vasques et les animaux, durant la canicule, devaient
pénétrer dans le domaine des hommes, en plein village. On se plaignait de leur
divagation, sans rien faire pour eux. Comme on fulminait contre les migrants,
sans rien faire pour créer des emplois chez eux.
— De vous à moi, ce figuier était sauvage et ne
produisait rien de comestible ! Mais, il était verdoyant ! Il aurait
produit les meilleures figues du monde, ç’aurait été du pareil au même !
Il aurait succombé à la tronçonneuse et au désherbant ! Si vous tentez de
planter des arbustes décoratifs, ce sont les chèvres qui les bousillent, car,
de ce temps, elles ne trouvent rien à manger !
— Ainsi va le monde ! On élit des personnes
censées défendre les traditions et rien n’est fait pour défendre la plus belle
d’entre toute : la Nature !
— Voyez la châtaigneraie qui donne son nom à la
Castagniccia ! Le feu et les siècles font disparaître les châtaigniers et
on n’en replante aucun ! À quoi va ressembler ce paysage d’ici un siècle,
je vous le demande ?
Baobab corse
Le juge rit sous cape, se remémorant une boutade
qu’avait lâchée le neveu du maire, en entendant parler de planter des arbres.
Une boutade effrayante si l’on songe qu’elle n’est pas vraiment une boutade. La
vision d’un monde défunt, celui-là même qui se trouve sous les yeux de tous et
qu’on croit éternel.
— Toussaint, celui qui a fait l’exposition, a
plaisanté quand il a entendu parler de planter des arbres pour faire une
placette ombragée ! Il a conseillé de planter des baobabs ! Comme
ceux du Petit Prince ! Les
autres le regardaient avec étonnement et il a expliqué que, au regard du
réchauffement climatique, c’étaient les variétés de l’Afrique subsaharienne
qu’il fallait privilégier !
— C’est drôle ! Mais réaliste, hélas ! Que
restera-t-il de tout cela ?
— Un souvenir et ses photos ! Nous serons comme
des archéologues mettant au jour, en pleine zone tropicale, une tombe antique,
avec des fresques représentant des animaux des climats tempérés et qui se
retrouvent dubitatifs sur les modifications du climat ! Certains penseront
qu’on a représenté des scènes plus au nord ! Nos descendants ne croiront
même plus qu’il ait pu y avoir des figuiers et des châtaigniers par ici !
Que sommes-nous ? Des feuilles mortes…
— Et le vent du
nord les emporte dans la nuit froide de l'oubli…
— Et la mer
efface sur le sable les pas des humains
désunis[1] !
[1] Les feuilles mortes : paroles de Jacques Prévert, à un mot
près. Le remplacement est humain, non ?
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