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dimanche 30 juillet 2017

La PAC corse


Le Monsieur Brun local, Lyonnais en vacances au village, pénètre furieux dans le bar.
   Holà ! tempère le patron, voyant une tempête agiter le Gone à la sauce pois-chiche.  
   Je suis furieux ! hurle-t-il au cafetier qui lit le journal sur son smartphone.
   Allez… Qu’est-ce qu’il y a ? 
   Les chèvres ! Les chèvres ! Ces saletés de chèvres…
   Oh ! Mollo, monsieur Brun !
   Je ne m’appelle pas Brun mais Lopes !
   Peut-être, monsieur Brun…
   Lopes !
   Monsieur Lopes : ne vous excitez pas comme ça : vous allez vous bousillez les coronaires !
   C’est sûr que vous, ça ne risque pas de vous arriver ! Quoique le manque d’activité…
   Le manque d’activité ? On voit bien que vous ne tenez pas un café !
   C’est vrai que c’est l’heure de pointe, là ! J’avais plutôt l’impression que c’était le café qui vous tenait ! Mais, vous avez un garage, vous ! Maintenant, je comprends !
Ben oui, j’ai un garage ! Je ne suis pas fou ! Avec les…
Les chèvres ! Vous comprenez mieux ? C’est arrivé au cerveau ?
Les chèvres ! Oh, per la miseria ! Où vous êtes-vous garé exactement, malheureux ?
En bas, près de la Casa Nova ! Sous le figuier…
Sous le figuier ? Mais il est fou ! Racontez-moi que je rie !
Je me suis garé hier soir, sous le figuier, parce qu’on y est à l’ombre, le matin…
Et vous ne vous êtes pas demandé pourquoi personne ne se garait là ?
Sur le moment, non ! J’en avais marre de rentrer dans un four à midi, pour aller à la plage !
Parce que vous allez à la plage à midi ! En plein cagnard ! Mais vous voulez crever ?


Le cafetier se met à rire, appuyé sur son comptoir, la tête enfouie dans les bras, le corps secoué de soubresauts dus au fou-rire. Il relève la tête et essuie des larmes de rire nerveux.
Surtout blanc comme un cachet d’aspirine comme vous êtes ! Je ne sais pas si vous vous appelez Lopes, - c’est espagnol, non ? -, mais vous n’avez pas le teint d’un espagnol !
Ma famille était originaire du nord de l’Espagne ! Nous avons le teint plus clair !
Et vous êtes venus à Lyon après la Guerre d’Espagne ?
Pas tout à fait ! On a migré à Oran, en Algérie, puis on est rentré à Marseille ! Mais, comme nous avions été mal reçus, nous sommes montés jusqu’à Lyon, où nous avions des petits parents !
Des parents venus après la Guerre d’Espagne ?
Non ! Des parents de ma mère : elle était d’origine lyonnaise !
Votre père ne vous a jamais parlé des chèvres ? Vous devez en avoir en Espagne ?
Mais pas spécialement en agglomération lyonnaise ! Je n’ai jamais vu des troupeaux venant paître sur la place Bellecour ! Ou alors, elles passent en dehors de mes heures !
Vous savez, les chèvres et les ânes, ça ne doit pas manquer, même à Lyon !
— Tordant !
Vous avez saisi ? Des chèvres et des ânes ? Des couillons, quoi !
Des trépanés, quoi ! Des Teubés ! J’ai compris ! Quoique j’aie l’impression que vous n’êtes pas en reste par ici, non ? Je ne dis pas spécialement ça pour vous ! Quoique…
   Mais quelque chose me dit que je ne suis pas franchement exclu du lot ! Vous savez ce que les chèvres adorent ? Mmm… Je crois que vous savez… maintenant !
Effectivement, je sais !
Pour en revenir à la plage : il faut y aller vers neuf ou dix heures le matin ou alors à quinze heures ! Mais jamais avec un soleil qui vous tape sur la cafetière comme à midi ! Jamais !
Vous en parlez par expérience ? Vos parents vous ont laissé sécher au soleil quand vous étiez petit ? Vous avez dû être passerillé comme le raisin du Cap Corse !
Je me suis bien repris, depuis !
Du côté des kilos, c’est évident !
Oh, mais vous êtes de méchante humeur, aujourd’hui ! Pourtant, le cumulus marche, à présent !


Cette remarque a le don de calmer Lopes. Du moins, sa colère ne se dirige plus contre le cafetier.
— De ce côté-là, je ne suis plus ébouillanté comme un cocon de ver à soie !
— La culture des canuts qui marchent tout nus ! Mais, il y a les chèvres, problème que vous découvrez !
— Quand vous m’avez fait la liste des soucis de la Casa Nova, vous ne m’aviez pas parlé des chèvres !
— Ce n’est pourtant pas le problème de la Casa Nova !
— Ce n’est pas un problème, pour vous ?
— Pour moi, non ! J’ai un garage ! C’est le problème de tout le village ! Parce que si vous espérez pouvoir faire la grasse matinée ici, c’est loupé ! À six heures du matin, environ, - vous leur pardonnerez leur manque d’exactitude, mais elles n’ont pas de montre, les pauvres ! -, sitôt que le soleil caresse les pentes du village, elles viennent chercher de quoi manger, les pauvrettes !
— Les pauvrettes ? Elles viennent faire des combats, cornes contre cornes, juste à côté de ma voiture ! Mes deux portières sur la gauche sont cabossées ! Et en plus…
— Le figuier…
— En plus, j’en ai trouvé une sur le toit de ma voiture, qui se prenait pour Fred Astaire !
— Le figuier, vous dis-je !
— Mais quoi, le figuier ?
— Vous êtes un crétin des Alpes, ma parole ! Elle est montée sur le toit de la voiture, pour manger les figues et les feuilles de figuier ! Vous aimez les figues ?
— Oui !
— Elles aussi ! Elles en raffolent, surtout avec le déficit pluviométrique que nous avons connu ! Elles n’ont pas besoin de lire un livre de diététique pour savoir que la figue apporte beaucoup de calories et que ça compense largement l’absence de baies dans le maquis !


Lopes demeure scié. Il est coi, quoi ! Les bras lui en tombent tant il se sent bête à manger du foin.
— Et vous, l’intelligent des grandes villes, vous vous garez sous le figuier, pour que la chèvre puisse monter sur le toit de votre bagnole et y faire des claquettes ! Alors, ne vous plaignez pas…
— Ah, parce que je devrais sauter de joie et faire des entrechats dans les rues du village ?
— Si ça avait été Fred Astaire, il aurait eu des chaussures avec des bouts ferrés et une canne ! Je ne vous dis même pas dans quel état serait le toit !
— Dois-je remercier le berger pour cette charmante attention ?
— Parce que vous croyez que le berger s’occupe des chèvres, vous ?
— Quand j’étais gamin, on allait dans un autre village, plus au sud, et le berger s’en occupait ! Il était tout le temps avec ses bêtes ! Du matin au soir ! - Mais pas l’inverse, parce que sa femme n’aurait pas apprécié - ! Les bêtes surveillées, - comme c’est étrange ! -, ne faisaient pas de dégâts !
— C’était il y a combien d’années ?
— Boulala ! Une quarantaine d’années !
— Votre berger, il est mort avant d’avoir quatre-vingts ans ! Les bergers de maintenant ont tout compris : ils ne se tuent plus au travail ! Le matin, la mère de notre berger ouvre la porte de l’enclos et les chèvres vont là où elles pensent trouver à manger ! Et le soir…
— Le soir, il vient les chercher pour les traire !
— Mais non ! Le soir, comme elles sont intelligentes, elles reviennent seules ! La sœur ou le frère du berger leur ferme la porte de l’enclos ! Les cabris sont plus à l’abri des renards !
— Et puis, elles pourraient demander leur indépendance… Peut-être qu’elles lisent le journal ?
— Toujours taquin, hein ? Mais non, mais il faut les traire !
— Ah, le berger vient enfin s’en occuper ?
— Mais non ! C’est la mère qui les trait ! Ou alors l’oncle qui est berger à la retraite…


Lopes se gratte la tête, à l’endroit où le soleil a rougi sa tonsure de moine. Lopes sonne en partie comme alopécie, calvitie fréquente en région méditerranéenne.
— J’ai compris : il fait le fromage !
— Est-il badin !? Si, si, il est d’humeur badine ! C’est son épouse qui fait le fromage !
— Une Corse, fille de berger ?
— Mais non ! Nous sommes modernes, au village ! C’est une continentale, élevée dans une ville ! La mère du berger lui a montré comment elle faisait et, maintenant, elle fait le fromage mieux que les autres ! Un don qu’elle possédait sans le savoir ! Le berger le faisait mais très mauvais !
— Il ne reste plus que ça : c’est lui qui va vendre les fromages dans les villages !
— Mais non ! Ça ne va pas, la tête ! Les clients viennent en voiture pour acheter le fromage vieux et le frais ! Et ils sont bien content quand ils en trouvent, croyez-moi !
— Mais, il fait quoi votre berger ? Il est toujours vivant ?
— Oui ! Il touche les primes européennes ! La PAC !
— La PAC ? Mais, sur le Continent…
— Mais, ici, nous voulons être traités sur un pied d’égalité. Pourvu qu’on ait un statut particulier…
— Je vois ! Et ces primes fonctionnent comment ?
— D’après ce que j’ai compris, les bergers ont des terrains loués mais aussi à eux, et ils touchent des primes à l’hectare ! C’est pratique, car ce sont des hectares de maquis !
— À l’hectare ? J’aurais pensé au nombre de bêtes composant le troupeau !
— Mais non ! Si vous avez un hectare, avec six cents brebis, chèvres, ou vaches, elles vont crever de faim, les pauvres ! On aurait pu faire une sorte de prime au nombre d’hectare par bêtes !
— Remarquez, ça semblait trop logique ! Mais à quoi s’attendre quand on pense que la France a insisté pour donner une prime à l’irrigation des champs de maïs au lieu de primer ceux qui n’irriguaient pas ! Résultat, tous les coins où l’on irrigue du maïs connaissent un manque d’eau !
— Pour vous expliquer, si vous avez trente chèvres, ou brebis, ou vaches, mais cinquante hectares, vous toucherez plus de primes que celui qui aura 600 bêtes avec vingt hectares !
— Et ça permet de mieux vivre, cette PAC ?
— C’est bien simple : notre berger a presque quarante hectares en bien propre ou en location ! Eh bien, un soir qu’il avait bu quelques pastis, il a dit qu’il touchait trois fois plus de primes que les ventes de fromage dans l’année ! C’est bien simple : il pourrait donner les fromages, sans ses dettes !
— Je vois : des dettes agricoles !
— Mais non ! Les cartes ! C’est bien simple, il perd toutes ses ventes de fromage au rami ! Sans la PAC, il ne pourrait pas vivre, monsieur Brun ! J’aime bien ce surnom, moi !
— C’est la PAC-tole !
— Ouh ! Elle est bonne celle-là ! Je vais la noter ! La PAC-tole !
— C’est la prime qui coule à flot !
— Là, je ne comprends pas le jeu de mots…
— Le Pactole était une rivière du royaume de Midas, et qui charriait paraît-il de l’or, en Turquie !
— Cette vanne est moins drôle que la première ! Trop compliquée !
— Pourtant, elle coule de source, pour un philhellène ! Un amoureux de la Grèce !


Lopes réfléchit un bon moment, puis il revient à son problème :
— Attendez ! S’il gagne tant que ça avec les primes, il n’a qu’à me payer les dégâts de la voiture !
— Ouh, malheur ! Vous n’allez pas lui demander ça ?
— Ah ben si ! Pourquoi, il a trente enfants hors mariage à nourrir ?
— Non ! Il est fidèle ! Mais vous allez vous fâcher avec la moitié du village !
— Et l’autre moitié ?
— Elle lui a demandé de payer, mais sans succès ! Il a dit que c’était les chèvres d’un autre !
— Alors, je fais comment, moi ?! Une voiture neuve !
— Vous allez l’amener chez le carrossier ! C’est mon petit cousin ! Vous prévenez votre assurance… Rassurez-moi : vous êtes à tout risque ? Vous n’avez pas pris une assurance de radin ?
— Je suis à tout risque, avec 65% de bonus, et j’ai droit à un accident par an sans malus !
— Mais c’est Byzance ! L’assurance va envoyer un expert ! On se débrouillera avec le carrossier pour aiguiller sur un cabinet d’expertise où travaille le neveu du berger ! Il dira que c’est un tracteur ! On fera un constat avec le frère du berger qui a un tracteur assuré pour ses clémentiniers !
— C’est très tortueux votre truc ! Mais qu’importe ! Appelez votre petit cousin carrossier…
— Hep-hep-hep ! Doucement ! Attendez la dernière semaine ! Des fois que les chèvres recommenceraient ! Parce qu’elles viennent tous les jours ! Il faudra les surveiller ! Vous n’avez qu’à mettre le réveille-matin à six heures moins le quart ! Vous buvez le café et vous chassez les chèvres ! Vous boirez le café de votre femme qui est comme ici ! Dégueulasse !
— J’ai acheté une cafetière expresso avec des dosettes ! Il est délicieux !
— Il est bon ? Je vais descendre de temps à autre me faire payer le café !
— Charmant ! Je viens en vacances pour pouvoir faire la grasse mat’ et je dois me lever tous les matins, presqu’à l’aube, en quelque sorte à l’heure du berger !
— Pas le nôtre ! Il dort à poings fermés ! Avec l’argent des primes, il a fait faire des garages pour sa famille ! Parce que les chèvres, vous savez, elles sont terribles ! Même sans figuier !
— Et on peut manger des figues, ici ?
— Oui ! À condition de ne pas garer la voiture au-dessous !

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