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samedi 5 août 2017

Le client célèbre


Monsieur Lopes, - le monsieur Brun du cafetier -, locataire de la Casa Nova, arrive avec le chapeau de paille mis de travers. Ça sent la tempête sous un crâne. Mais qui seront Les misérables qui ont osé ainsi agiter la matinée de ce sympathique touriste ? Le patron du café s’attend à tout. Sauf à la révélation entomologique.
   Parmi les dix plaies de la Casa Nova, vous avez omis de me dire : des taons en grand nombre entrèrent dans toute la maison ! Enfin, je dis des taons, mais il s’agit de mouches vertes !
   Les insectes, ce n’est pas ça qui manque en été en Corse !  
   Les frelons, je me suis habitué et je les chasse de la cuisine et de la salle de bain ! Ils ne sont pas si féroces que leur taille le laisse supposer ! Les guêpes, on s’en accommode et on avale vite la viande, avant qu’elles ne la sentent ! Ou on leur laisse la part du pauvre, dans un coin de la table avec un petit bout de poulet et la peau ! Mais là, c’est une nuée !
   Une nuée ? Vous ne vireriez pas marseillais, monsieur Brun ?
   Lopes ! Lopes, nom d’un chien !
   Vous voulez un café pour vous calmer ?
   Non, merci ! J’ai divorcé du café de ma femme ! J’ai la cafetière Nespregusto ! Quand je dis nuée, c’est plutôt par vagues ! Un peu comme les migrants !
   Vous avez de ces comparaisons ! Oser mettre dans le même panier des mouches importunes et les malheureux qui fuient l’Asie et l’Afrique ! Vous êtes sûr que ce ne sont pas les Hébreux fuyant l’Égypte ? Pardon de rire avec un sujet aussi grave !
   J’ai une pièce où j’aime lire ! C’est d’ailleurs la seule où le mobile ne passe pas du tout ! Autrement dit, mon épouse qui passe le plus clair de son temps à appeler ses amies et sa famille pour dire tout ce qu’on pourrait faire, si elle daignait lâcher ce maudit téléphone ! Bref, dans cette pièce, je peux lire presque, sans entendre les conversations qui me concernent si peu !
   C’est là que la Nature se montre parfois cruelle à l’égard du paisible lecteur !
   Je ne lis pas des romans de la Grande Littérature ! Enfin, pas de celle qui ennuie la plupart des lecteurs estivaux ! Des polars, des nouvelles d’un auteur japonais ! Or, je lisais un polar français original quand quatre mouches se sont mises à tournoyer dans un bourdonnement qui me sortait de la ceinture parisienne et des trafics de drogue !
   J’ai un vieux ventilateur, si vous voulez ! Il fait un bruit dû à une vibration et on finit par s’y habituer, car il apporte l’illusion d’un air frais ! Ça devrait couvrir le bourdonnement !
   J’ai pris une tapette ! Pas celle pour les rats : celle pour les mouches ! Et je me suis employé à dégommer les quatre mouches ! D’ailleurs, il m’est arrivé un truc étonnant !
   Avec vous, je suis rarement déçu !  Ça égaie mes mornes journées ! Dîtes voir…
   Je ne suis pas un bigot ! Je suis catholique, mais guère pratiquant ! Je me fiche du Pape, des curés et je ne crois pas vraiment aux demi-dieux que sont les saints et saintes !
   Généralement, ce genre de préambule fort littéraire est suivi d’un mais !
   Mais, ne voilà-t-il pas qu’une mouche se pose sur un portrait de la Vierge, sans doute ramené de Lourdes par un ancêtre du proprio ! Là, je peux dézinguer ma mouche verte, la dernière des quatre ! Et soudain, j’hésite ! Je me dis que ça n’est pas parce qu’on ne croit pas à ces choses qu’il faut se montrer mécréant ! Hésitation coupable dont la mouche a profité pour reprendre son vol !
   Comme le bourdon de Rimski-Korsakov !
   Quasiment ! Je la zigouille, in fine, et je me remets à lire !

Le patron astique son zinc avec une moue dépitée, comme à la fin de ces films français qui se plaisent à ne rien raconter et à se finir en queue de poisson, sans parvenir à être assez ennuyeux pour dormir :
   Je lis quelques lignes et trois nouvelles mouches entrent dans mon cabinet de lecture !
   Les mouches sont toujours attirées par les cabinets, plus que par la lecture !
   Et je dois à nouveau travailler mon service avec ma tapette en guise de raquette !
   Et il faut travailler aussi le smash et la montée au filet !
   Avec la canicule, je suais comme un veau ! Je zigouille les mouches importunes…
   Mais pour que ayez le chapeau de paille de traviole, il faut que ça ait continué !
   Je veux, mon neveu ! Quatre mouches venues d’on ne sait où…
   Vous ne leur avez pas demandé leurs papiers, quand elles ont passé la frontière de la fenêtre ?
   Je n’ai pensé qu’à me remettre à l’affût pour les liquider !
   Vous n’aviez pas d’appeau, comme pour le canard ? On se croirait en Sologne !
   Des épisodes comme ça, j’en ai eu pendant plus d’une heure ! Une des plaies de l’Égypte !
   Vous avez des enfants avec vous ?
   Le premier-né de mon premier-né !
   Malheur ! Il faut agir, monsieur Brun !
   Lopes !
  Parce que vous croyez que les plaies s’arrêtent à des considérations patronymiques ? Il vous faut un agneau ou un chevreau, sans défaut, de moins d’un an ! Il faut le sacrifier et le manger ! Garder son sang pour le mettre sur les deux poteaux et sur le linteau de la porte principale de la Casanova !
   Et pourquoi ? Quelle horreur ! Ça va attirer plus de mouches !
   Je vous chine ! La dixième plaie de l’Égypte, dans la Bible : La mort des premiers-nés de toutes les maisons qui ne porteront pas ce signe !
   Je ne vous voyais pas en train de lire la Bible, le soir avant de vous endormir !
   Je l’ai vu à la télé dans Les Dix Commandements, avec Charlton Heston ! C’est moins tarte !

Lopes, dit monsieur Brun, ôte son chapeau de paille et s’éponge le front qui recule sous les assauts répétés des ans, telle la falaise de Bonifacio face aux vagues écumantes :
   Un petit Casa, ce serait possible ! Ou bien vous attendez d’avoir fini la bouteille de Ricard ?
   Malheureux ! Pour les pastis, il en va comme de la religion ! Chaque buveur a son église et je me dois d’avoir au moins ces deux marques, sans ça ils vont aller le boire ailleurs !
   Un Casa, donc, et ne mettez pas trois tonnes de glaçons pour donner l’illusion d’une dose normale !
   Comme si c’était mon genre de faire ça ! J’attends le troisième pastis…
   Vous n’avez pas des olives, aujourd’hui ? J’attends qu’un ami me les monte de la plaine !
   Et il ne vous resterait rien d’autre pour agrémenter le pastaga ? Des cacahuètes ?
   Des noix de cajou ! Mais, je n’aime pas !
   Mais moi si ! Envoyez les cajous, mon minou !
À cet instant-là, entre un inconnu, en bermuda et en chemise à manches courtes. Il se ventile le visage avec son panama et regarde les lieux avec étonnement. Pas si mal pour un bar rural, doit-il se dire.
   On peut avoir une eau minérale ? Vittel, Volvic ou Contrex, peu m’importe !
   Vous préférez laquelle ?
   La Volvic !
   Celle-là, je ne l’ai pas ! J’ai du Vittel !
Le client regarde le patron avec un œil circonspect, car pour ce faire, il a fermé l’œil droit. Il vient de pénétrer lui aussi dans la quatrième dimension, comme nombre de touristes avant lui.
   Alors, va pour le Vittel ! Le mobile passe par ici ?
   SFR et Orange seulement, mais sur la terrasse en plein soleil ! À cette heure-là, mieux vaut éviter, à moins que ce ne soit capital ! Avec cette canicule…
   Je préfère l’ombre du bar ! J’appellerai avant de partir !
   Je vous amène votre Vittel en bouteille d’un quart ! Vous l’ouvrirez vous-même !
   Je préfère : au moins je sais que c’est vraiment ce que je vais payer !
   Je ne vais pas faire tout le boulot, quand même !
   Je m’en voudrais de provoquer une crise cardiaque ! Amenez aussi un verre !
   Attendez, je l’amènerai après !
  Pourquoi pas en même temps ?
— Après ! Dans la famille, on a toujours fait comme ça ! Je ne voudrais pas que mes ancêtres se retournent dans la tombe ! Ces touristes… Toujours stressés ! On n’est pas à Paris !
   Je m’en serai rendu compte ! Ça n’a rien du Café de Flore !
   Vous savez, Lopes, j’ai l’impression de connaître ce client-là !
   Il est peut-être d’un village plus vers les montagnes…
   Non ! C’est un visage qui me dit quelque chose ! Un acteur ou un homme politique !
   Pourquoi, il y a une différence ? Surtout depuis qu’on a un président qui a fait du théâtre !
   Non ! Ce n’est pas ça ! La télé ! Il était à la télé !
   Quand on est célèbre, on passe à la télé !
   On voit aussi des cloches qui espèrent devenir célèbres ! Ça y est : c’est Jacques Mondiano qui présentait La France dans les yeux ! Une émission sur les personnes du quotidien qui méritaient d’être connues pour leurs actions bénéfiques sur l’Environnement, ou sur une communauté !
On l’a Perdu de vue, non ? Plus assez d’audimat et plus assez de rentrées publicitaires !
Ben oui : les gens ne montraient pas leurs fesses ou ne s’engueulaient pas comme des poissons pourris ! On préfère Loft Story, ou des merdes du genre ! Avec des gens nuls !
Big Brother is watched by you !

Le client se sert son eau minérale dans son verre propre sorti du lave-vaisselle. Soudain, il rentre un gars en sueur avec une corbeille rectangulaire, emplie de pâtisseries en sachet.
— Bonjour, m’sieurs-dames ! Quelle chaleur ! On va tous crever !
— Une certitude et une interrogation ! sourit le cafetier. On va tous crever, un jour ou l’autre ! C’est sûr ! Le plus tard possible, si j’ai le choix ! Par contre, il y a trois messieurs et je ne vois pas de dames !
  Pas de chance !
   Alors, Francè ? Tu fais ta tournée du samedi pour vendre tes gâteaux faits maison ?
— Ils sont bons, croyez-moi ! Pas de saloperie dedans ! dit-il en s’adressant à Jacques Mondiano.
— On dit ça, mais on est souvent arnaqué par les gens !
— Ah, non ! s’offusqua Francescu, la main sur le cœur. Mes gâteaux sont sans ingrédients !
— Pardon ?
— Je vous le jure sur la tête de ma mère ! dit le nouveau venu, en se signant trois fois. Que je ne la revois jamais plus si j’ai mis un seul ingrédient dedans !
— Tu as des canistrelli aux noisettes de Cervione ? demanda le cafetier.
— Mais bien sûr ! Combien en veux-tu ?
— Trois paquets ! C’est pour ma cousine ! Elle en cherche des non industriels !
— Ah ! Alors, avec moi, elle ne sera pas déçu ! Ma mère les faits dans la cuisine ! Sans ingrédients !
— Sans ingrédients ? s’étonna à son tour monsieur Brun.
— Un conseil : prenez-en ! Vous aimez lesquels, vous ?
— Nature ! Ils sont à combien ?
— Trois euros les trois cents grammes !
— Purée ! Vous ne vous mouchez pas avec le coude !
— Regardez dans les supers ! Ils sont plus chers ! Les miens sont livrés sur place et sans ingrédients !
— Allons, monsieur Brun ! Prenez-en ! C’est une affaire !
— Trois paquets, alors ! Tenez : un billet de dix euros !
— Je n’ai pas de monnaie ! dit le vendeur en mettant le billet dans sa poche.
— Je vous en prie ! Gardez-les ! Pourboire !
— Je vous remercie ! C’est sympa !
— Tiens, voilà tes dix euros pour mes paquets ! Remarquez, monsieur Brun, si vous preniez neuf paquets, ça ne ferait que trente euros ! glissa le cafetier en faisant un clin d’œil à Lopes.
— Là, je vous offrirais même un paquet gratuit ! Neuf plus un ! Cadeau de la maison !
— Je vais me contenter de trois paquets ! Pour goûter !
— Vous verrez : le matin au petit-déj’, c’est extra ! Vous prenez quoi en vous levant ?
— Du thé vert, sans sucre !
— Per la miseria ! Vous vous en voulez ! Vous trempez deux canistrelli dans votre thé et ce sera un délice ! Croyez-moi, vous ne regretterez pas ! En plus, sans ingrédients !
— Vraiment sans ingrédients ? J’ai du mal à y croire !
— Que la foudre s’abatte sur moi, si j’ai menti ! clama le vendeur de canistrelli maison.

Ils attendent quelques secondes, puis comme rien ne se produit, le vendeur sort en disant :
— Vous voyez : je vous l’avais dit ! Sans ingrédients !
— Avvedèci, Francè ! Chi vedette, celui-là ! pouffe le patron tandis que se ferme la porte.
— Il est bien entier, votre gars, là, avec son “sans ingrédients“ ?
— Je dois avouer que c’est un argument des plus surprenants ! opina monsieur Brun-Lopes.
— Franchement, il veut faire croire qu’il ne met ni farine, ni sucre ? demanda le client célèbre.
— Non, je vous rassure ! Il veut dire sans conservateurs et sans colorants, ni parfums artificiels !
— Il n’est pas entier, votre gars !
— Élevé dans les jupes de maman ! Je crois qu’il n’a jamais connu une femme !
— Je crois que ça ne va pas s’arranger dans ce domaine-là ! Il a un côté pas fini !
— Mais c’est un brave garçon ! Vous allez avoir une nouvelle émission ? osa demander le cafetier.
— Peut-être ! Je suis en train de négocier un truc avec une chaîne du câble !
 — Tant mieux, parce que je l’aimais bien votre émission !
— La nouvelle émission serait différente !
— Ah ! Mais, différente-différente ?
— Avec des points communs ! Je ne vais pas cracher sur les sujets que j’aime !
Mi face piacè ! C’est bien, c’est bien !
— Bon, je dois passer un coup de fil, justement pour ça !
— J’espère que ce sera une bonne réponse ! Tenez : pour vous porter chance, je vous donne un paquet de canistrelli ! Sans ingrédients, ça ne se refuse pas !
  Effectivement : c'est marqué sur le sachet ! Sans ingrédients ! Il faut le lire pour le croire ! C'est vraiment une vedette locale !

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