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vendredi 28 juillet 2017

L'omerta


Monsieur Brun revient le lendemain chez le cafetier. Il s’assied à une table sur une chaise de la terrasse. Le cafetier lit le journal. Il n’a sorti que quatre chaises de la réserve et une table de bistrot. Si une deuxième tablée vient, il sortira une autre table et d’autres chaises. Et ainsi de suite. Inutile de s’épuiser inutilement à déballer et remballer le matériel, n’est-ce pas ?
— Bonjour ! dit le client en dépliant le journal, ce qui est plus pratique pour le parcourir.
Bonjour ! lâche le cafetier bougon, sans quitter son édition du journal local numérique.
— Un café, s’il vous plaît ! demande le locataire de la Casa Nova.
Un café, ça marche ! enregistre le patron qui se lève et s’arrête soudain. Vous dîtes ça pour me faire marcher ?
— Oui ! Un ballon d’eau !
Ouf ! Vous m’avez fait peur ! J’ai cru que j’avais fait un bon café sans le faire exprès ! Plate ou gazeuse ?
— Gazeuse ! À propos d’eau, vous aviez oublié le cumulus, dans la liste des soucis de la Casa Nova !
Mince ! C’est vrai ! Quel distrait ! Tenez, votre eau plate !
— Et mon eau gazeuse corse ?
— Y en a plus, y en a !
— Hein ?
— Y en a plus, y en a ! Un ci n'è più, un ci n’è ! C’est français, non ? J’attends d’être livré ! Suite à une rupture de stock ! J’ai déjà passé un carton !
— Et ils vous livrent quand ?
— Dès que j’aurais fini l’eau plate, je commande la gazeuse !
— Inutile de rentrer dans votre logique ! Même avec l’aide d’Ariane et de son fil, je me perdrais dans le labyrinthe de vos pensées ! Qu’est-ce que je disais avant ça ?
— Vous parlier de cumulus et de problème d’eau dans la maison qui agite votre rural !
Lorsque j’ai ouvert l’eau chaude : rien ! Ensuite, le cumulus a commencé à toussoter, m’aspergeant d’eau bouillante ! Pas pratique pour se raser !
Mais là, c’est parce qu’il y a des travaux ! explique le cafetier en rigolant.
— Ça vous fait rire que je ne puisse pas me raser ?
— Oh, vous êtes en vacances : vous n’êtes plus au bureau, monsieur Brun ! Et puis, si vous vous laissez pousser la barbe, vous aurez l’air d’un nationaliste corse !
— Ou d’un musulman intégriste prêt à commettre un attentat !
— Ou d’un philosophe marxiste ! Remarquez, il en reste assez peu ! Une espèce en voie de disparition et qui n’est guère protégée !
— Des travaux ? réagit enfin le locataire de la Casa Nova. Vous n’allez pas me dire que je vais avoir droit au marteau-piqueur, à des tractopelles et des camions qui chargent et déchargent !!
— Oh, non, pas de danger ! confia le patron, appuyé à la porte du café, sur le ton du secret d’État. Les travaux, je ne sais pas pourquoi, débutent toujours au mois de juin-juillet… Chez vous aussi, je parie !?
— Débutent en juin-juillet ? Alors, ils continuent en ce moment ?!
— Ah ben non ! Il n’y connaît rien, hein ?! gloussa l’Initié, prenant à témoin un public invisible, sans doute ses ancêtres et les grandes figures du village, détenteurs d’un savoir millénaire. En août, les travaux sont arrêtés ! Période de congés ! Il n’y a pas que vous qui vous reposez…



— Je ne vais pas m’en plaindre, en ce qui concerne le bruit… Par contre, pour mon eau chaude… C’est plutôt rasoir ! Sans vouloir couper les cheveux en quatre !
— Achetez-vous un rasoir électrique ou faites chauffer votre eau sur la gazinière ! Avec cette chaleur, on n’a pas vraiment besoin d’eau chaude… Et toc !
— On voit bien que ça n’est pas vous qui n’avez que l’eau froide… Au sens propre comme au figuré, ça a été la douche froide !
— Une sorte de douche écossaise, quoi !
— Pas vraiment ! Dans la douche écossaise, censée soigner les nerfs, on alternait eau froide et eau chaude ! Pas d’eau bouillante ! J’ai l’impression d’être un poulet qu’on va plumer ! Remarquez, avec le prix de la location, vu le peu de commodités de la maison, avec fosse septique, les rats et le cumulus, je me suis bien fait plumer !
— Écoutez, je vais venir ce soir jeter un œil ! Même deux, s’il le faut !
Plus, ce sera difficile ! À moins que vous ne soyez Shiva et posséder trois yeux !
Ils ont dû oublier de rebrancher quelque chose… Si vous ne mourez pas électrocuté, c’est que j’aurais réussi ! Je tiens à ce que mes clients ne fassent pas négligés !
— Merci de me rassurer ! J’aurais l’eau courante en triphasé… 
Il reprend la lecture du quotidien régional, trempe les lèvres et grimace :
Non seulement elle est plate, mais elle est tiède !
— Vous n’avez pas précisé que vous la vouliez bien fraîche ! Et puis, si elle est tiède, prenez-la pour vous raser ! Je vais vous en chercher une fraîche !
— Vous n’avez qu’à me mettre un glaçon ! Vous avez une machine…
— Je l’ai débranchée pour faire le nettoyage de printemps ?
— En été ? quand il y a besoin de glaçons ?
— Cet hiver, je n’étais pas là !
— Pfff ! Encore des vols ! Un braquage d’une agence du Crédit Bordelais près de Bastia !
Le patron revient avec l’eau fraîche et demande :
— Avant de l’ouvrir : vous ne la voulez pas presque congelée, au moins ?
— Non. Dîtes : lorsqu’il y a des vols, c’est le traintrain habituel ! Un coup à Paris, un coup à Marseille, un autre ici… dans les journaux, il faudrait plutôt marquer en gros titre : pas de vols aujourd’hui !
 — Ils le font : quand il y a des grèves aériennes !
Tiens, drôle de dernière page : l’interview d’un truand !
— Vous ne voudriez pas qu’ils parlent de gens comme vous ou moi ? Les gens sans histoires, ça ne fait pas vendre la feuille de chou ! On appelle ça un torchon pourquoi ?
— Parce que ça brûle bien ? se marre le faux monsieur Brun.
— Pas mal ! J’admets ! Surtout avec des caractères gras ! Si vous êtes une victime et que vous témoignez, si vous êtes parent d’une victime décédée, un truand, un politicien véreux, vous avez droit à de pleines pages ! Sans ça, un entrefilet perdu entre deux pubs !
— Prenez par exemple le cas d’un premier vol d’essai qui a réussi : ça ne fait pas vendre ! Un premier vol avec des pépins, ça vend ! Je parle du vol d’un nouvel avion !
— Là, on parle d’un vol dans une bijouterie ! Le journaliste dit que c’est dur d’enquêter en Corse à cause de l’omerta. La loi du silence ! C’est vrai que les gens parlent peu ici…
— Un jour, à la télé, il y avait un journaliste qui parlait depuis Ajaccio ! “Bonjour, ici Laurent Barre, envoyé spécial à Ajaccio. Je me trouve devant la préfecture. Après une nuit d’émeutes, les manifestants ont mis la ville à feu et à sang. Ici, tout le monde a peur, mais personne n’ose parler à cause de l’omerta ! Ici, au village, tout était comme d’habitude.
— Je viens d’arriver : je ne sais pas comment c’est d’habitude !
— Vous voyez la place déserte ?
— Oui !
— Pendant onze mois, le village est comme ça : presque mort !
— Et le douzième mois ?
— Il ouvre un œil, bâille et se rendort à la fin du mois !
— Comme vous !
— Taquin, avec ça ! Bref, suite à ce reportage, j’étais embêté, car je devais monter à Ajaccio… monter et descendre, à cause du col de Vizzavona… Quand on part d’Ajaccio, on monte à Bastia, et à l’inverse, on monte à Ajaccio ! Vous comprenez ?
— C’est un peu l’escalier d’Escher, votre histoire ! Mais, j’ai compris : comme on commence par monter à Vizzavona, donc dans les deux cas, on monte en partant des deux villes !
Escalier d'Escher

— Je ne savais pas que Stéphane Eicher avait dessiné cet escalier. Bref, j’avais rendez-vous pour un dossier. J’arrive dans l’après-midi. Ah, si vous aviez vu ça, monsieur Brun…
— Qu’est-ce qu’il y avait : des magasins fermés, des voitures brûlées ? État de siège ?
— Quatre ou cinq poubelles brûlées… Sans ça, tout était tranquille, comme d’habitude ! Des tas de sièges devant les cafés et des clients qui buvaient tranquillement le café !
— Il est meilleur qu’ici, je parie ?
— Normal ! Le café comme chez soi est breveté ! Spécialité bibi !
Il chasse un taon qui s’est posé près de lui.
Ô taon, suspend ton vol et vous, heures propices Suspendez votre cours ! se risque à plaisanter le client. Remarquez, les envoyés spéciaux, sont un peu comme ces taons !
Ces journalistes, ils vous vendent de l’événement ! Au besoin, ils le créent ! Vous croyez regarder le flash des informations en trois mots et c’est le flash désinformation en deux mots seulement !
— N’empêche que pour l’omerta… les gens sont peu causants !
— Pourquoi, sur le Continent, vous trouvez que les gens témoignent tant que ça ? "Si je témoigne, je vais avoir des ennuis, et puis ça va me retarder et le patron va me tomber sur le dos ! Je n’ai rien vu, monsieur l’agent ! Je viens juste d’arriver !
— Ou alors, leur voisin est toujours du genre : “On n’aurait jamais cru ! Toujours poli, toujours gentil ! Sauf ces derniers temps quand il sortait avec une hache à la main ! Mais souriant !
Mais nous, en Corse, nous ne sommes pas comme les autres… Le soir, comme nous sommes plus intelligents, nous ne regardons pas la télé ! Non… Nous ne sommes pas accros aux téléréalités, à The Voice 30 ! Nous n’attendons pas le 96873ème épisode de Plus belle la Vie
— Au village, la télé marche ? Même à la Casa Nova ?
Et oui ! Pas de chance : il n’y a que des rediffs au mois d’août !
Que ma femme regarde religieusement ! Je peux raconter certains épisodes des séries !
Comme nous sommes intellectuellement plus développés, nous achetons des télés pour ne pas regarder les programmes ! Juste les actualités régionales… Et le soir, nous sortons dans le maquis, pour nous promener ! Qu’il vente, qu’il pleuve : dans le maquis ! Même avec la neige ou la grêle ! Dans le noir, nous empruntons des sentiers muletiers ! 
Une profession disparue par la faute de votre machine à glaçons ! On m’a raconté ! Et pourquoi iriez-vous dans le maquis la nuit ?

Pour pouvoir voir des choses qu’on ne devrait pas voir ! Comme ça, après, nous pouvons nous taire, histoire de respecter les traditions ! C’est important, les traditions !
— J’aurais bien pris un glaçon dans mon eau ! Tant pis pour les traditions !
Chez nous, les truands, lorsqu’ils braquent une banque, ils ont leur nom écrit sur leur veste, comme les joueurs de foot ! Comme ça nous pouvons nous taire. Le type qui plastique une administration, il va le raconter à tout le monde au bar du coin…
Comme ça, vous pouvez vous taire…
— Tout à fait ! Et puis, on ne nous envoie que des gendarmes débiles et des flics trisomiques ! Des juges d’instruction mous du bulbe et des magistrats peureux ! Tous respectueux des traditions et qui se contentent d’un silence complice ! Comme ça, on ne résout aucune affaire et on ne juge personne ! C’est pour ça qu’il y a tout le temps des procès !
— Pour se plaindre du policier qui a résolu une enquête ?
Bien sûr ! Quand par hasard, - une erreur administrative ! -, on envoie quelqu’un au tribunal, il ressort avec les félicitations du jury !  Et une mallette de billets de la Banque de France !
— Vous n’allez pas me dire que tout fonctionne comme ailleurs…
— Les pourcentages de résolution des affaires criminelles, - hors assassinats entre gens du Milieu, perpétrés par des professionnels -, est identique à la moyenne nationale, pour des cas ordinaires !
— Pourtant, il y a eu un ministre...
— Il y a eu un ministre qui a osé dire qu’il fallait appliquer l’état de droit en Corse ! La Corse serait la seule région où il s’applique ? Ailleurs, vous voyez les journaux : ça n’est pas le long fleuve tranquille qu’on se plaît à imaginer et qui n’a jamais existé !
— Là, vous poussez un peu loin le bouchon ! intervint le client en secouant l’index.
— Vous savez, quand on vous parle d’état de droit, ça veut dire qu’on va appliquer une loi d’exception ! La loi n’a jamais été autant bafouée que dans l’année qui a suivi la déclaration en question ! Et les journalistes, tous les jours qui parlaient de l’omerta ! Parce qu’un journaliste des grands médias, ça critique ouvertement un gouvernement ! Même s’il sait quelque chose ! Mais là, ce n’est pas la loi du silence : c’est une règle de la profession ! Nous avons été inondé de journalistes, pendant des mois ! Si la vérité était au fond du puits, elle n’en est pas sortie !
— Là, c’est vous qui êtes Marseillais !
— Souvenez-vous : en avril 1986 ! Tchernobyl ! Un nuage radioactif se propage en Europe et arrivé à la frontière française, tourne les talons et retourne chez lui ! “Halte ! Douanes !“ Et le nuage docile est reparti ! “Oh, si en plus il faut des papiers… Je retourne en Ukraine !
— Je me souviens : le ministre de l’Intérieur de l’époque, Pasqua, un Corse de Marseille, nous a dit que le nuage était arrivé à la frontière, et avait fait demi-tour !
— Et les journalistes auraient gobé ça ? Normalement, ceux qui informent devraient être informés, non ?! Ce serait comme être médecin et ne rien comprendre à la médecine… Dans tous les pays d’Europe, on a pris des mesures de précautions : sauf en France et dans la Roumanie de Ceausescu ! On nous a laissé utiliser les fourrages et le lait contaminé, manger des champignons, des légumes ! Et la loi du silence serait en Corse seulement ?

— C’est vrai que ça été terrible… Au niveau de la thyroïde !
— Et les cancers, non ? Je ne devrais pas rire, mais c’est plus fort que moi. En 1988, un ami qui travaillait dans une cave m’a raconté cette histoire : ils avaient un client potentiel au Japon, à Hiroshima. Le gars leur a demandé un certificat de non radioactivité !  
— Ça a dû leur paraître assez paradoxal, en ne sachant pas tout !
— Qu’est-ce qu’ils se sont marrés sur le moment ! Hiroshima, non radioactivité… C’est vrai, en plus ! N’empêche que les Japonais étaient mieux informés que les Français !
— C’est vrai qu’il y a eu une loi du silence au plus haut sommet…
— Pendant des années, les journalistes et les politiques savaient pour Mazarine ! Pas la bibliothèque ! La fille de Mitterrand ! Motus et bouche cousue ! On a failli apprendre son existence le jour de son enterrement ! Pas celui du père : celui de la fille, dans plusieurs années ! Mais, sur le Continent, pas d’omerta, n’est-ce pas ?
— Mes convictions tombent à l’eau ! Je vais boire la mienne !
— Je vais venir ce soir, pour votre cumulus ! Mais, n’en parlez pas aux autres ! Je vous fais ça en toute amitié, car ça me navre vos histoires de rats, de tout-à-l’égout…
— Motus et bouche cousue ! La loi du silence ! sourit le client tout heureux de son effet.
— L'omerta comme toujours ! Même si j'aurais besoin de tuyaux !

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