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mercredi 26 juillet 2017

Amigu Mulateru


Face à la place du village, là où coule la fontaine qui prend ses congés en été, alors qu’on aurait besoin de se rafraîchir, se trouve un bar particulier, tenu par un cafetier tout aussi particulier.
Souvent, il écoute le CD de Charles Rocchi, Ô toi ma Corse. On entend la fin de la chanson Amigu mulateru. Le cafetier écoute presque religieusement, car sa jeunesse ressurgit à ces paroles : Charles Rocchi était venu chanter un soir de fête au village.
Un client du Continent boit un soda, assis à la terrasse. La chanson se termine.
 Olé ! s’exclame soudain le client alors que la chanson semble finie.
Le patron arrête le CD, se tourne et le regarde dans les yeux, avec gravité, et s’avance vers lui. Le client commence à s’affaisser sur sa chaise, au fur et à mesure de l’avancée du cafetier.

— Olé ? interroge le maître des lieux avec un voix grave et neutre.
— Ben, oui…  (Petite voix)
— Vous vous croyez en Espagne, peut-être ? C’est quoi, ici : une corrida ? Vous me prenez pour un taureau ? Franchement, ai-je l’air d’un taureau ?
— Quand vous me regardez comme ça, je ne saurais trop dire… Heureusement que vous n’avez pas de cornes ! Ça va : je ne suis pas habillé en rouge !
— Alors j’ai l’air de Manolete ?
— Choisissez plutôt El Cordobès ! Manolete est mort dans l’arène !
— C’est parce que je suis gros que vous me dîtes : Corps Doblès ? On se croit à Corps Doux ?
— Ben, c’est la Méditerranée… ! bafouilla le client, en s’affaissant un peu plus.
— Et là, c’est le Monte Cinto ou la Sierra Morena ? Vous prenez une chanson corse pour un paso doble ? C’est une chanson triste, monsieur… Pas de castagnettes et tango, olé !
— J’ai dit Olé comme j’aurais pu dire Tsoin-tsoin ! argumenta le malheureux touriste.
— Tsoin-tsoin ?! La chanson Amigu mulateru ponctuée par un Tsoin-tsoin ? Vous ne vous rendez pas compte !! pesta le cafetier en secouant la tête, tel un prunier en automne.

Il lève les bras au ciel, lequel n'est qu'un plafond, en l'occurrence, afin de prendre à témoin tous les dieux de la Création et de l'histoire passée, les demi-dieux, les divinités secondaires, les génies, les démons et les fées, dans un tribunal des fautes majeures.
Le fautif cherche donc à plaider sa cause au plafond blanc qui semble pourtant déserté par toutes les mythologies passées et présentes :

— L’air était tellement prenant : je me suis laissé emporter… En portée, c’est musical, non ?
— Cette chanson parle d’une profession qui a disparu : celle des muletiers. Une profession qui disparaît, vous trouvez ça gai ?
Le patron ressemblait à un procureur général. Pire : un inquisiteur et le client était accusé d'hérésie. Le bûcher l'attendait-il ?
L’agitateur du Languedoc © Jean-Paul Laurens, 1887

— Ben non : c’est sûr que ce n’est pas gai! admit l'accusé.
— Imaginez : le muletier mettait les bâts…
— Vous êtes sûr qu’il mettait des bas ? Ça semblait une profession virile, pourtant…
— Vous êtes né comme ça ou c’est suite à un accident ? Je reprends… Imaginez... À l’aube à peine blanchie, le muletier mettait les bâts à ses bêtes, afin de porter le fardeau. Un voile de brume caressait les fougères…
Il  décoche à l'hérétique un regard brillant de feux jupitériens, prêt à foudroyer toute nouvelle remarque sur les bâts. Mais, le tatillon personnage décide de chipoter sur une licence qui n'a rien à voir avec la licence IV, mais plus avec la licence artistique.
— De la brume en Corse ? À Londres, je ne dis pas…
— En montagne, il y a de la brume…. Parfois ! Donc, parfois, un voile de brume caressait les fougères. Ça vous va comme ça ?
— Oui-da !
— Le vent frais du matin faisait bruisser les feuilles des chênes verts, des oliviers et des figuiers. Vous êtes d’accord pour dire qu’il y a du vent en Corse, au moins ?
— Ben oui : le Libéchiu !
— Non ! Ce jour-là, c’était le Muntese : le vent qui descend de la montagne et porte son souffle glacé depuis les hauteurs enneigées, même en été ! Car si le soleil brille aujourd'hui...
— Ben, aujourd'hui, ce n'est pas folichon...
— Si le soleil brille aujourd'hui, l'hiver n'est pourtant pas loin ! C'est ça que rappelle le Muntese et il fait frissonner le mulateru !
— C’est vrai que le Mountèze, c’est mieux ! Surtout pour un vent frais : le sirocco, ça n’aurait pas été du tout !
— Je ne vous le fait pas dire ! Le muletier, avec un bout de pain, du fromage et sa gourde de vin, partait en compagnie de ses mules, par les sentiers rocailleux et étroits. Au milieu des buissons, dans le maquis, il marchait, et il marchait, et il marchait…
Mulateru ® D'après photo Dominique Valeani, dit U Sgio Dumè

Tel un élève en classe de CE2, l'hérétique lève le doigt, provoquant une nouvelle interruption du récit. D'où l'ire d'un démiurge antédiluvien qui suivra :
— Pourquoi ne montait-il pas sur une mule ?
— Pardi ! Il monte sur la mule et c’est lui qui porte le fardeau sur ses épaules ! Vous le prenez pour une bête de somme ?
— C’est sûr que vu comme ça, il vaut mieux marcher, en somme ! 
— Donc, il marchait dans le vent frais, tandis que le soleil commençait à peine à réchauffer l’aube tremblante…
— C’est beau. On dirait un roman de gare…
— Avec les cahots que fait notre trinighellu, si vous réussissez à lire dans la micheline, chapeau ! Donc, à force de marcher, le muletier commençait à avoir les jambes lourdes ! 
— S’il avait pris la micheline, il serait moins crevé !
— Et les mules, il les aurait mises dans le porte-bagages ?
— Avec la micheline, il n’a plus besoin de mules…
— Dans ce cas, ce n’est plus un muletier. C’est un portefaix, un coolie ou un touriste ! Vous voulez tuer la profession, ma parole ?! 
— Mais vous avez dit qu’elle avait disparu !
— Et alors ?! Ce n’est pas une raison pour la tuer une seconde fois ! Tous les petits métiers disparaissent et la Corse d’avant s’évanouit dans l’avenir incertain de la modernité ! 

Le client regarde autour de lui et inspecte le matériel du Café.
— Vous avez une belle machine à glaçons !
— Je vous parle d’une angoisse existentielle et vous m’interrompez avec des petites remarques d'ordre matériel !
— Attendez : suivez mon raisonnement…
— Parce que vous arrivez à raisonner ? J'aurais cru que vous étiez comme ces mouches tout juste bonnes à agacer les ânes et les taureaux ! Une mouche à merde !
— À propos de taureaux, je ne reviendrais pas sur les corridas... mais plutôt sur votre vision de la modernité ! Avant, vous preniez des barres de glace dans les glacières, non ?
— Mon père, oui! Moi, je prenais les glaçons dans le frigo ! C'est moins loin ! Mais on tombait en panne de glaçons aux heures de pointe !
— Parce qu'il y a des heures de pointe ?
— À présent, les clients sont étranges : ils boivent chez eux !
— Ils préfèrent peut-être qu'on les serve vite au lieu d'écouter sans fin un CD ! Je dis ça comme ça ! Je n'en sais rien,  ma foi !

Devant le regard plutonien du cafetier, le client décide de boire l'eau du Léthé (plus facile à trouver que celle de la fontaine en l'été), et revient sur sa conversation d'avant digression, afin de calmer le courroux du Nergal de service.
Rémouleur ® D'après photo Dominique Valeani, dit U Sgio Dumè

— Moi, je dis que pour sauver les métiers anciens, vous auriez pu faire travailler les glacières et vous faire livrer par le muletier !
— Le temps d'arriver, les pains de glace auraient fondu à la taille d’un glaçon ! Il m’aurait fallu deux pains pour chaque pastis ! Il fallait réquisitionner tous les muletiers de Corse, juste pour l’apéritif ! Un ballet incessant de mules...
Le cafetier se trouve au bord du fou rire, domaine où l'on perd pied si l'on ne sait revenir à la nage vers le sérieux.
— Rien qu’en les voyant, les gens sur la route auraient dit : Tiens, c’est pour le café de l’autre cinglé qui se fait livrer des glaçons par mules express ! Tu sais celui qui ruine son commerce pour sauver les glacières et les muletiers !
— C'est ce que je suggérait ma remarque qui avait l'air si anodine : on ne peut rien faire contre la marche inexorable du progrès !
— D’accord. Mais ce n’est pas une raison pour s’en réjouir ! Remarquez, ça a permis de faire une belle chanson ! 
— Je vous dois combien ? demande le client.
— Rien... C’est pour moi ! J’avais envie de parler aujourd’hui ! De mauvaises nouvelles…

Le client, à présent sauvé du bûcher de l'absinthe Inquisition ose :
— Ah ? Pas des nouvelles de votre santé, au moins ?
— Oh, non : Pire ! Bien pire !
— Un décès d’un proche ?
— Presque…
— Presque ?
— Mon fils a réussi à un concours !
— Mais c’est une bonne nouvelle !
— Un concours d’inspecteur…
— De Police ?
— Ses futurs collègues auraient plus de souci à se faire que les bandits, vu la façon dont il tire ! Il n'attraperait pas un éléphant dans un couloir ! Non : inspecteur des impôts !
— C’est un soulagement pour son avenir ! Non ?
— Vous ne voyez pas le côté cornélien de la chose ! Imaginez s’il vient me contrôler ? S’il m’aligne, je lui en voudrais !
— Et s’il ne trouve rien ?
— J’en voudrais à sa mère car elle m'aurait trompé avec un imbécile ! Je me dirais, c’est bien la peine de lui avoir payé de longues études pour en faire un incapable !
Inspecteur © Mapomme

Il se met à rire et murmure sur le ton de la confidence :
— Vous connaissez des gens qui ressortent sans redressement d’un contrôle ? En dehors des grands escrocs…
— Il va partir sur le Continent, n’est-ce pas ?
— Je ne le verrai plus qu’une fois par an, pour les congés d’été ! Le tout, c’est qu’il revienne et qu’il ne fasse pas comme ceux qui oublient d’où ils sont issus, regardant leurs anciens camarades avec suffisance et pensant : “Voilà ce que j’aurais été, si j’étais resté !

Pour faire cesser cette pensée chagrine, le client change de sujet :
— Vous m’en donnez un autre ? Et servez-vous ! Une réussite, ça se fête ! L’avenir nous dira la suite!
— Je vais remettre la musique ! Mais plus de Olé ! Sans ça il nous faudra une semaine pour écouter le disque en entier !
— C’est bon ! taquine le client en riant. On pourra écouter trois disques. Je suis là pour 3 semaines !

La musique reprend avec A Fallata di Figaghiolla.

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