Ce jour, en ce dimanche,
au lieu nommé belvédère, ancienne ruine d’une maison de sgiò, que la municipalité avait pu sauver en stoppant les ravages
des ans et de la pluie, par une habile réhabilitation qui empêchait de laisser se
dégrader une ruine au beau milieu des maisons les plus anciennes du village, - ce jour donc -, se tient l’inauguration
d’une exposition de photographies d’un habitant du village.
À dire vrai, il s’agit
des expositions conjointes d’une série de photos commencée par André, le
beau-frère du maire et poursuivie par Toussaint, le fils de celui-ci. Des
photos qui montrent les divers endroits du village depuis les années 1960
jusqu’à nos jours. Plus de quatre cents photos en couleur dépeignent la lente
évolution d’un village, sur un demi-siècle, où jadis il y avait, certes,
l’électricité, - ce depuis les années
1930 -, mais où tout le reste du confort manquait, au milieu des trente glorieuses.
Puis, le tout-à-l’égout a
remplacé les catini, ces pots de
chambre qui se plaisaient à offrir des chambres “pleines d’odeurs [peu] légères“ aux chambres surpeuplées des maisons
estivales, avant l’aménagement des greniers désaffectés. La télévision, puis le
téléphone s’étaient répandu, comme un chancre, amenant la civilisation et désocialisant
la communauté via un média décérébralisant, même dans les résidences
secondaires des habitants des cités demeurant viscéralement attachés à leur
commune, comme si l’appel lancinant de leurs ancêtres les réclamait parmi les
arbousiers, cistes, genets et fougères. L’action de décérébraliser les cellules
familiales se poursuit via les smartphones, avec des ados avançant tels des
zombies et ne vivant plus que par l’intermédiaire d’un écran ridiculement
petit, comme hypnotisés.
Pour l’heure, des êtres
encore vivants échappent à l’emprise technologique et parviennent encore à
maintenir quelques liens, par le biais d’apéros et autres subterfuges. Une
expo, par exemple, qui par le développement de clichés offre aux regards de
grands enfants la restitution d’un temps
perdu et d’immenses arbres généalogiques auxquels on donnait vie.
Ce ne sont pas de
simples prénoms griffonnés sur un arbre de papier, mais des êtres de chair et
de sang, évoluant dans leur milieu d’alors, milieu en perpétuelle évolution, car,
sur le papier mat des clichés en couleur, les places se transforment, les rues
s’embellissent et l’église se restaure.
Vers 19 heures,
l’inauguration a lieu et, pour une fois, le cafetier a daigné fermer durant une
demi-heure, son estaminet où l’on ne peut plus fumer à loisir, sans encourir
les foudres administratives.
Curieux, messieurs Lopes
et Salmigondi, Louis Piombi, et la moitié des habitants de la commune sont venus,
tandis que, pour des raisons de pulitighella
polluant la vie de nombre de villages corses, où légions sont ceux qui veulent “être calife à la place du calife“, ceci
sans même avoir le niveau d’être simplement vizir, une autre moitié, - donc
quoiqu’inconséquemment -, a décidé de bouder l’évènement.
Ceci, même si leurs
demeures ne possèdent pas de boudoirs. Leurs altesses suffisantes se contentent
de marquer leur opposition à ce qu’ils auraient approuvé à deux mains, si
l’idée était venue de leur camp, par le vide, - vide qui compose souvent l’essentiel de leur programme -. Ours Léon
est de ceux-là.
Voilà pourquoi, sitôt que
le maire dit rouge, ils crient bleu, et réciproquement, manifestant,
par-là, plus un esprit infantile qu’une pensée réfléchie qui démontrerait leur
capacité à conduire les affaires de la commune, si on jouait à qui perd gagne
en matière électorale. Toujours est-il qu’ils nourrissent des espoirs pour les
prochaines échéances, même si ces espoirs les paient rarement en retour, ce
qu’on ne saurait assimiler à de la grivèlerie, car ils n’ont pas déclaré
d’activité hôtelière, pas plus que d’activité cérébrale.
Comme on dit, mieux vaut
une moitié de qualité, qu’un grand tout avec des esprits pouvant clamer :
“Quand j’entends parler de culture, je
sors mon droit de veto !“, véto uniquement nécessaire aux bêtes. Car à
quoi sert un veto apporté sans soins ? Le maire laisse donc braire ânes et
chèvres, tressant une couronne de lauriers à son beau-frère et à son neveu pour
les photos qui s’offrent aux regards.
— Nous
ne nous doutions pas, alors, en voyant cet original qui parcourait les rues de
notre village avec son appareil à la main, - appareil photographique cela s’entend -, que le fruit de ses
pérégrinations estivales et hivernales seraient un jour exposé, avec une valeur
aussi bien généalogique qu’ethnographique, même si elle se limite à la
population d’un village !
Cette phrase ponctue le discours de l’édile du village. Le
neveu du maire se borne à sourire, songeant à son père qui a rejoint, selon la
croyance locale, des champs élyséens où couleraient le lait et le miel.
— Comment
vous est venue l’idée de cette expo ! demande la journaliste dépêchée par
le quotidien régional, remplissant son rôle et des colonnes de la page de la
microrégion, photos à l’appui.
— Tout
simplement en constatant que mon père et moi-même avions repris les mêmes
personnes à vingt ou trente ans d’intervalle, et pareillement pour les lieux,
mais avec des écarts en temps plus courts, et que tout ceci, montrait les
évolutions des vies de chacun et de tous !
— Si l’on prend la plus ancienne et la plus récente des
photos d’un même endroit ?
— Alors là, ce n’est plus une évolution mais une
véritable révolution culturelle ! Songez qu’au moment des premières
photos, dans les villages, une fille qui faisait l’amour avant le mariage était
considérée comme une femme légère, même s’il y avait des mariages faits
précipitamment ! L’homosexualité était un sujet tabou et si quelqu’un la
révélait, c’était un scandale familial ! À présent, trouver un couple non
marié avec des enfants est fréquent et l’homosexualité n’a plus le même
caractère sulfureux ! Se marier avec un Italien n’est plus une déchéance
et on voit des mariages mixtes, au niveau de la couleur de la peau ou de la
religion ! Celui qui aurait fait ça dans les années 60 se retrouvait banni
de la cellule familiale élargie ! Ce sont deux mondes parallèles !
La journaliste griffonne quelques notes fébriles, que sa
rédaction se chargera de réduire au minimum insipide, transformant un article
potentiellement intéressant, en rubrique “inauguration
des chrysanthèmes“, laquelle horripilait tant le général De Gaulle.
Inauguration des chrysanthèmes
— Il fait une chaleur à crever ! dit Salmigondi à
l’exposant. Sept heures du soir et l’on sue !
— Hélas, les scientifiques prévoient des canicules
similaires dans les années qui viennent !
— Elles sont chouettes vos photos ! Chasse,
casse-dalle après la chasse, des moments de félicité avant le crépuscule, des
processions, des fêtes ! J’ai même vu le fameux bal d’antan…
— Dommage que les appareils d’alors n’aient pas eu la
même photosensibilité que ceux d’à présent !
— Peu importe : ce sont des morceaux de vie qui
renaissent ! C’est un trésor pour un village !
— Je suis certain qu’il y a des tas de photos qui
traînent dans les albums de famille et qui pourraient enrichir la collection !
Un héritage inestimable à laisser aux futurs habitants du village !
— Tiens, il y a de la pizza ! constata Salmigondi,
sans nul rapport avec l’héritage en question, car ledit héritage serait alors
périssable. Mangeons et buvons tant qu’il se peut !
— Cueille le jour
présent, et ne crois pas au lendemain ! !
— Carpe diem,
la fin de la fameuse ode d’Horace ! Une de mes devises !
— Avec l’Euro et le Dollar ? pouffe Toussaint. Désolé,
je ne pouvais pas la louper ! Vous savez ce qui me plaît, dans ce genre de
soirée ? Pouvoir deviser de tout et de rien ! Discuter et
échanger !
— Si la vie n'est
qu'un passage, sur ce passage au moins semons des fleurs !
— Tiens, ça je ne connaissais pas ! C’est de quel
auteur ?
— Michel Eyquem de Montaigne ! Je serais bien
incapable de vous dire d’où est extraite cette citation ! Je l’ai trouvée
souvent en tête chapitre, ou au début d’un livre, sans référence !
— Des soirées où l’on devise de tout et de rien, allant
ainsi d’un convive à l’autre, afin de butiner le miel d’autres pensées,
d’autres points de vue : voilà une façon de semer ce passage de fleurs !
— N’oublions surtout pas d’arroser les fleurs, de crainte
qu’elles ne dépérissent !
— Par exemple ce petit rosé local semble excellement
frais, nutriment essentiel de la gente florale !
Les aléas du soir font que l’exposant se trouve accaparé par
un homme contrarié. Son état de santé lui gâte le plaisir des agapes et l’on ne
sait comment lui rendre le sourire qu’il a perdu en chemin.
— J’ai bien aimé tes photos ! Je me suis retrouvé
quand je jouais avec mon gamin ! dit l’homme contrarié, retrouvant un
instant une expression joviale d’enfant auquel on aurait donné le gâteau qu’il
préfère. Je n’avais pas de photo de cet été-là ! Avant le divorce !
— Alors, Oscar ? Ça va mieux ta plomberie ?
demande le cafetier en passant.
— Je m’inquiète et l’on se moque de moi ! Ce n’est
pas sympathique ! se plaint l’homme qui avait retrouvé ses semelles de
plomb. Je n’ose même pas dire le mal dont je souffre !
— Allez, tu peux te confier à moi ! suggère
l’exposant.
— Ça fait cinq jours que je suis constipé ! Ce n’est
pas agréable ! On mange, on boit et rien ne sort ! Franchement, c’est
consternant ! Je n’ose même plus aller à la plage : si ça me prenait
dans l’eau ?
— Une question bête… Non, deux ! Tu bois assez
d’eau ? Avec la canicule…
— Oui et non ! Je bois comme d’habitude, mais pas
vraiment plus !
— Seconde question : est-ce que tu pètes ?
— Oui ! Je ne fais pas de concert en public, si
possible ! Mais, je dégaze !
— Donc, la tuyauterie est en état de marche ! Ça va
sortir ! Mange des fruits et même des fruits secs !
— Bien, docteur ! sourit l’homme contrarié. On le
fera, en espérant que ça produira des effets !
— Oh, mais tu embêtes Toussaint avec tes problèmes de
santé ! bougonne la sœur d’Oscar.
— Laisse, Véronique ! Il va finir par péter la
forme ! Il faut prévoir un taux record de méthane !
— Si seulement les choses pouvaient se débloquer !
— Oscar, il y a des gens qui mangent ! le tance la
frangine avec le regard de la gorgone Méduse.
Non pétrifié, loin s’en faut, tant le pouvoir de Méduse a
décliné, avec les siècles, le frère s’éloigne avec sa sœur, en se chicanant
comme seuls frères et sœurs peuvent le faire, sans risquer de rester fâchés à
vie. On tape sur l’épaule de l’exposant au moment où il avale un bout de pizza.
© Damien
Hirst + Mapomme
— Pas mal, ton expo, mon coco ! juge Pauline, une
amie d’enfance de Toussaint.
— Des photos banales ! Il suffit d’être là au bon
moment !
— Il y a de la tendresse dans ces photos ! Normal,
tu n’as jamais été un teigneux ! Tu es un doux !
— Oui, hindou comme mon père tandis que mon grand-père
était un dur !
— Pierre Dac !
— Et Francis Blanche ! De ton côté, tu as encore
produit quelques croûtes ? J’avais bien aimé tes peintures en plan
rapproché sur des pierres des maisons, des façades du village traitées comme
des tableaux abstraits ! Tu as fait une autre série, avec un nouveau
thème ?
— Des plans hyper rapprochés des fleurs dans le maquis,
d’après des photos que j’ai prises !
— J’attends avec impatience de voir cette
production !
— L’année prochaine sans doute ! Il faut que je
complète ! Mais ça donne des trucs intéressants !
— Ce sera à toi d’amuser la galerie ! sourit
Toussaint.
— Pas mal le jeu de mots !
La soirée avance et un léger air frais se manifeste par
intermittence. Louis Piombi a honoré de sa présence la soirée, lui qui, d’ordinaire,
joue à la belote au Café comme chez soi,
tous les après-midis que Dieu fait, dès dix-sept heures pétantes, quand la
terrasse est à l’ombre et la température estivale plus supportable, partenaire
d’Ours Léon. Il a laissé son partenaire communiste macéré dans son jus de
mauvaise humeur, ayant une curiosité pour tout ce qui touche à l’histoire du
village.
— Ce sont des photos sur combien d’années ? demande
Louis, avec ses lunettes épaisses, son éternelle casquette Ferrari, vissée sur
le crâne, masquant sa calvitie, et ses cheveux blancs à doc Brown de Retour vers le futur, et surtout un
éternel sourire bonhomme.
— La première a été prise avec un appareil RICOH 519, All Black, fin 1958 ! Autrement dit,
l’expro s’étale en réalité sur cinquante-neuf ans, presque soixante !
— Ricoh ! J'avais oublié cette marque ! Je me souviens de ton père qui allait avec un étrange appareil photographique noir, alors que les autres étaient me plus souvent couleur métal !
— Ricoh ! J'avais oublié cette marque ! Je me souviens de ton père qui allait avec un étrange appareil photographique noir, alors que les autres étaient me plus souvent couleur métal !
— C’est une belle soirée, non ? La lumière ne mange
pas les étoiles ! Regarde comme on voit bien l’étoile du berger, la Grande
Ours ! Regarder des étoiles qui sont là depuis des millions d’années m’apporte
une curieuse sensation d’apaisement !
— C’est une superbe soirée ! Je leur ai dit aux
autres qui reste à cirer les chaises de la terrasse en attendant que notre ami
descende rouvrir son café : “vous
vous plaignez qu’il ne se passe jamais rien ici et quand il s’y passe quelque
chose, vous faites bande à part ! Vous êtes des ânes !“
— Sérieux tu leur as dit ça ? Et qu’ont-ils répondu ?
— Que ce sont des expos de merde ! Des photos de
famille par centaines, des croûtes sans intérêt ! Ce n’est pas une salle d’exposition
comme à Paris, qu’il a répondu Dupont-Latour !
— C’est un pauvre type, un minus habens qui veut se
donner de l’importance !
— Tu ne te rends pas compte ? poursuit Louis. Ours Léon
a dit que c’était les nouveaux sgiò qui organisaient des manifestations pseudo
culturelles dans leurs demeures de riches et qu’ils n’avaient pas besoin de la
caution du populo du village ! Tout ça parce que le village plus ancien a
été aménagé de façon à l’embellir ! C’est d’un ridicule consternant !
— Le village plus récent, quoiqu’ancien, puisque
constitué lui aussi de maisons en pierre, a bénéficié de lampadaires, d’un
parking, avant que la partie plus ancienne soit embellie ! Et encore :
il resterait des choses à faire ! Nettoyer les toiles de nos araignées
administratives !
— Ah, oui, c’est vrai que pour la place, de l’autre côté
de la maison Giorgi, EDF et France Télécom ont tissé un réseau de câbles noirs
assez hideux et qui défigure le site !
— Donc, nous sommes des sgiò ? Même si nos
grands-parents étaient petits fonctionnaires, paysans, chauffeurs de taxi ?
D’ailleurs, une partie des mutins est parente avec les nouveaux sgiò !
— On ne peut pas discuter avec eux !
— Alors, ne nous gâtons pas la bile et profitons de la
soirée, tandis qu’ils marinent dans l’ombre de la terrasse attendant le rapport
de notre espion cafetier ! Un petit peu de rosé ?
Sur la terrasse du belvédère, Toussaint regarde vers le reste
du village, en léger contrebas. Ainsi, pour certains, ils représenteraient des
gens de la Haute. Curieux comme on se
sert des étages d’un immeuble et de la position altimétrique, dus à une
répartition aléatoire, pour définir les idées politiques des gens, un prétendu
orgueil qui n’existe que dans la caboche tortueuse de gens malintentionnés.
Le regard de l’exposant embrasse la sortie ouest du village
et il repère le cimetière privé. En fait, il sait sa présence, sous l’ombre
chinoise des châtaigniers, dans le néant de l’obscurité qui a étendu son
linceul sur le corps jadis vivant d’un ami mort si jeune. Et combien d’autres,
perdus au fil des ans, qui gisent dans l’éternel sommeil ? Suicide,
accident de voiture, crise cardiaque et cancer sont passé par-là pour éclaircir
la bande de jeunes et de moins jeunes qui se réunissait sur la place, non loin
du café, tout près de la fontaine qui a pris ses congés d’été. Une bande qui s’éclaircit
d’un côté et qui se densifie de l’autre.
— Drôle de tête pour une personne mise à l’honneur !
s’exclame monsieur Lopes.
— À l’honneur est un bien grand terme, je crois !
Auquel on a fait le plaisir d’exposer ses photos ! Ce n’est tout de même
pas la Maison Européenne de la
Photographie à Paris !
— Toujours est-il que voici vos travaux exposés !
— Ils ne vaudraient pas grand-chose sans la contribution
de mon père !
— Alors, qu’est-ce qui vous chagrine ?
— Les amis qui ne sont plus et que j’emmène toujours dans
mes pensées ! Ce n’est pas parce que le spectacle continue que l’on doit
les jeter en fosse d’oubli !
— Sont-ils en photos parmi les clichés exposés !
— Ils y sont, bien vivants, se nourrissant de l’espoir d’un
futur qui ne sera jamais !
— Mais toujours vivants dans un passé sur papier mat et
dans votre cœur !
— J’espère que d’autres cœurs ont éprouvé un petit
pincement en les revoyant souriants !
— Pourquoi en serait-il autrement ?
— D’autres sont morts d’une autre façon ! Dans cette
ombre de la terrasse, gisent les fantômes de ceux qui furent des amis !
Pour d’obscures raisons de jalousie ou de pulitighella,
ils ont tué l’ami d’antan et l’ont remplacé par une sorte de zombie médisant !
— Faut-il pour autant gâcher l’instant
présent ?
— Non ! Certes pas ! Mais je suis ainsi :
pétri de joie et de nostalgie !
— Buvons un peu de ce rosé propre à favoriser la joie et
combattre la nostalgie !
— Vous avez raison, monsieur
Lopes ! Que rien ne ternisse l’éclat fraternel de cet instant
— Et que cette étincelle
pétrisse la nostalgie des futurs bons souvenirs !
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