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dimanche 3 juin 2018

Winter Comes


L’hiver avait glissé doucement, ayant lancé son avant-garde de brumes automnales et des pluies propres à faire savoir à tous que l’hiver allait arriver, comme si on pouvait en douter. Quelque chose laissait supposer que l’on ne passerait pas Noël au balcon. Tant mieux, d’un côté, car il semble tout à fait normal que chacun demeure dans son rôle.
Trop souvent, à force de voir des gens qui cherchaient à se faire passer pour ce qu’ils n’étaient pas, à voir des loups politiques faire limer leurs dents afin de faire oublier qu’à la fin, comme tout loup, ils nous croqueraient sans pitié, en dépit des beaux sourires figurant sur leurs affiches, tandis que des agneaux se faisaient mettre des crocs dont jamais ils n’auraient l’usage, puisqu’ils paissaient dans les prés, voilà que les saisons jouaient des rôles qui n’étaient pas le leur.
Visiblement, l’hiver serait l’hiver et pour la nature ce serait bien mieux.

Monsieur Salmigondi, sans doute frappé de folie, — car qu’est-ce qui pourrait bien pousser un homme normal et sain d’esprit à revenir au beau milieu des turpitudes d’un village si différent des autres par son paysage et pourtant si semblable par tant de traits de ses habitants ? —, était revenu en janvier de cette nouvelle année pour une semaine.
Ce jour-là s’avérait un jour comme les autres, à savoir que malgré une fin d’automne tout à fait novembrine, et un début décembre pluvieux, afin d’empêcher les plantations des vignes anciennes arrachées après les vendages, janvier était sec, voire un peu chaud et le touriste s’en frottait les mains, tandis que les philosophes de comptoir dissertaient au Café comme chez soi.
— Per la miseriaccia ! Bientôt la saison d’été va commencer en janvier ! dit le patron du café. Je ne vais plus pouvoir prendre de vacances !
— Pourquoi ? J’ai toujours eu l’impression que tu étais en vacances ! rit Paolu, un client dont le métier principal consistait à lancer des burle pour se moquer des travers des autres. Souvent, nous faisons le service à ta place !
— Contrôler si vous l’avez bien fait m’épuise !
— Tout ça ne me dit rien qui vaille ! marmonna Petru, un ancien dont le seul mérite consistait à ne pas être mort. Il doit faire froid en hiver !
— Sage devise qui devrait gouverner le monde ! taquina Paolu. Il faudrait un monde réglé comme une horloge franc-comtoise, avec un coucou comme Petru qui sortirait pour annoncer les saisons et le temps qu’il conviendrait de faire !
— N’empêche que de mon temps…
— Il pleuvait pendant la pluie et il ventait durant la tempête ! N’empêche que les feuilles étaient à l’heure ! Elles sont tombées en automne !
— Moque-toi, moque-toi ! râla le vieux philosophe de comptoir. Il n’empêche que les saisons sont toutes déglinguées ! Il peut en juillet et en août, tout comme à la fenaison ! Puis, il fait sec durant les vendanges avec un ciel couvert et un temps humide, avant même l’automne, puis il pleut quand les clémentines n’ont plus besoin d’eau ! Les saisons sont devenues folles !
—À force de voir les hommes, elles se mettent à les copier ! taquina Paolu en buvant son verre de pastis. C’est comme les vieux ! De ton temps, ils mouraient à cinquante ou soixante ans, à quarante ans ils en paraissaient vingt de plus et à soixante, ils semblaient des vieillards ! Maintenant, un vieux machin comme toi a plus de quatre-vingts ans, il boit du whisky à l’apéro…
— Sans oublier que tu creuses le déficit des caisses de retraite, à défaut de vouloir creuser ta tombe ! gloussa le patron.
— Je vous l’ai dit : je vais tous vous enterrer, tas de vauriens sans considération !
— Ne parle pas du respect dû à tes cheveux blancs ! reprit Paolu. Tu as le crâne qui ressemble au Mont Pelé ! Si ça se trouve, tu as les cheveux noirs !
— Riez, riez ! N’empêche que ce temps sec ne me dit rien !
— Il a plu un peu, ces jours-ci ! se rassura le patron.
— Il y a eu du vent et tout est à nouveau sec !
— Je n’aime pas ça !
— Pourtant…
Tel un taon perturbant le silence de midi, monsieur Salmigondi venait d’intervenir, alors que jusqu’ici il lisait tranquillement son journal qui s’attachait à souligner les erreurs vénielles des hommes politiques qui n’étaient pas en odeur de sainteté auprès de la rédaction, en les montant en épingle, tandis qu’on minimisait les bourdes de ceux qui avaient reçu l’adoubement du patron du canard.
Soudain, après ce pourtant intempestif, le silence se fit dans la salle du café. Pire, voilà que le touriste venait de s’inviter dans une discussion réservée à un cénacle de philosophes des agapes apéritives. Or, il n’était pas un disciple…
— Pourtant, le maquis est moins sec en cette saison ! osa poursuivre le non initié.
— Monsieur Salmigondi, vous êtes bien brave, n’est-ce pas ! Déjà, on vous accepte même en hiver, après vous avoir supporté en été ! répliqua le cafetier.
— Tandis que j’ai contribué à faire tourner votre commerce !
— Vous savez bien que je n’ai pas besoin de cet argent !
— Il n’empêche que chez vous rien n’est gratuit !
— Sauf ses remarques ! rit Paolu.
— Mais, ce serait la ruine pour mon porte-monnaie et ma santé ! hurla le commerçant. Songez : si tout était gratuit, on viendrait même des autres villages, je travaillerais comme un fou et j’en tomberais malade ! Alors que si je fais payer, ça couvre l’électricité, l’eau, et les autres charges ! Mais, ça ne me rapporte rien ! Ici, c’est ouvert pour mon plaisir !
— Oui ! Le plaisir de faire attendre les clients ! gloussa Petru.
— Comme ça, vous buvez moins et vous pourrez dépasser les quatre-vingts ans !
— Monsieur, je ne vous connais pas ! dit Petru. Quand vous êtes venu cet été, j’étais chez mon fils, à la montagne ! Mais, sauf votre respect, vous ne connaissez pas le maquis et pas la Corse !
— Je ne prétends pas vous en apprendre !
— Vous voyez, bande de malappris ? Monsieur respecte mon grand âge ! Pourtant, je dois vous contredire ! Il y a un point sur lequel vous êtes ignorant, sans vouloir vous insulter, comme la plupart des touristes !
— Mais, je ne demande qu’à apprendre !
— Un bon élève ! Tant mieux ! Vous avez pensé aux fougères ?
— Les fougères sont vertes !
— Regardez à travers les carreaux de la porte et dîtes-moi comment elles sont !
Monsieur Salmigondi s’exécuta, sentant qu’il avait dû lâcher quelque niaiserie. Là, il réalisa que l’image des fougères vertes en plein été était demeurée imprimée sur ses rétines, au point de lui masquer la réalité des choses.
Un peu comme lorsqu’il se représentait son visage, sans l’aide d’un miroir, il se le représentait toujours avec une éternelle jeunesse, chose que la Nature se plaisait à contrarier. En se rasant, il apercevait bien le visage vieilli, marqué par l’amertume des rêves non exaucés, des idéaux abandonnés et des amours déçues.
Il n’empêchait que, très rapidement dans la journée, il ne se voyait plus avec ce visage étranger et se représentait le Salmigondi de ses vingt ans.
— Ma parole ! Elles sont sèches et cuivrées !
— Vous voyez, quand elles sont comme ça, c’est comme de l’essence !
— De l’essence de fougères ! pouffa Paolu. Mais, impossible d’en trouver à la pompe ! Et pour les parfumeurs, ce n’est pas terrible !
— Une fois, je me souviens…
— Il arrive encore à se souvenir ! souligna le taquin.
— Ce devait être dans les années soixante ! On était en hiver et on enterrait quelqu’un ! Il a fallu quitter le cimetière pour aller défendre le village de l’incendie ! Et à l’époque, les terrains étaient plus entretenus par leurs propriétaires ! Pas comme à présent !
— Mon grand-père m’a parlé d’un fait semblable dans les années quarante !
— Et pareil pendant la Grande Guerre ! ajouta le cafetier. Les prisonniers turcs ont sauvé le village, puisque la plupart des hommes étaient au front !
— Alors, croyez-nous : s’il y a un moment plus dangereux encore que les autres, c’est bien maintenant ! Les pompiers redoutent quand l’hiver arrive !
— Comme dans Game of Thrones ! lança, pince-sans-rire, Paolu. Winter Comes ! Mais ce qui nous vient en hiver, ce n’est pas le froid et les morts, mais l’incendie le plus redoutable de tous, qui met des vies et les maisons en danger !
— Le dernier, ce devait être en janvier quatre-vingt-un ou quatre-vingt-deux ! On a bien failli y passer ! Même les pompiers n’en menaient pas large !
— Juste avant les années vingt, puis dans les années quarante, puis soixante et quatre-vingt… Ça revient tous les vingt ans ! remarqua Salmigondi.
— Là, ça fait plus de trente ans ! Dieu nous garde ! dit l’ancien.




Dans les jours qui suivirent, se leva un vent soutenu et un feu se déclara de l’autre côté du barrage. En face de l’endroit où était venu en vacances monsieur Salmigondi, le village faillit être la proie des flammes et il ne restait que la lèpre noire de l’incendie qui avait quasiment effacé toute la verdure si plaisante à voir.
Des bergeries et des troupeaux y étaient passés, mais, en dépit de ces pertes, rien qui ne fût à terme irréparable, même si on ne pouvait ainsi dire la chose à un berger. Pas de morts parmi les villageois et pas de maisons brûlées.
Puis, l’incendie avait commencé à migrer vers le nord, attaquant les villages voisins. Les Canadairs et les pompiers étaient venus en renfort, car la Corse n’avait pas les moyens de lutter contre un tel ravage.
Les clients du Café comme chez soi, réaction tout à fait humaine, éprouvaient des sentiments de compassion, tout à fait honorables, parlant d’aider financièrement, par la suite, les victimes des incendies, et celui moins avouable du soulagement d’avoir échappé à la catastrophe. Nul n’osait l’avouer ouvertement.
Ce soir-là, vers les dix-huit heures, ils furent témoins d’un spectacle horrible et fascinant : la tempête s’était muée en ouragan et des flammes attaquèrent le bas d’une montagne, puis, soudainement, l’immense flamme grimpa et incendia toute la paroi, s’élevant comme un gigantesque bûcher dans le ciel crépusculaire.
Petru se fit un signe de croix et pria, en son for intérieur, pour que nul ne se trouvât sur le chemin de cet incendie titanesque. Allait-il rester du maquis de ce côté-là du barrage ? Des maisons avaient-elles été brûlées ? Car des maisons qui brûlaient, même sans personne à l’intérieur, risquaient de ne pas être reconstruites.
Or, avec les villages qui se mouraient en raison de la désertification du monde rural au profit des grandes villes, et des jeunes qui ne revenaient plus, une fois leurs parents décédés, sauf pour la Toussaint, c’étaient les villages qui sombraient dans la vieillesse et s’éteignaient tout doucement. Quelle Corse pour demain ?
Soudain, un villageois entra comme un fou dans le café.
— Vous feriez mieux de tous venir ! hurla-t-il effrayé.
— Oh ! Qu’est-ce qu’il y a ? Un arbre est tombé sur une maison ? demanda Paolu, pour une fois sérieux, car le ton du nouvel arrivant l’avait saisi.
— La ligne électrique s’est brisée, avec ce vent violent, et le câble a touché la route !
— Il y a des morts ? demanda le cafetier.
— Pas encore ! Mais, il y aura bientôt cinq couillons qui vont griller dans un bar, s’ils continuent à parler pour ne rien dire !
— Griller ?
— Le câble a fait jaillir des étincelles et les fougères ont pris feu ! Il y a le feu et il vient vers le village ! Il faut défendre les maisons !
Sur ce la maire du village entra à son tour et exhorta les hommes présents.
— Vite ! Que les personnes âgées, les femmes et les enfants quittent le village pour se réfugier dans la plaine ! Tout ceux qui veulent rester pour lutter contre l’incendie sont les bienvenus !
— Et les pompiers ? Ils sont avertis ?
— Oui, mais je ne sais pas s’ils auront le temps d’arriver avant le feu !
Chacun alla voir ce qui se passait, sur la place et là, on vit au loin le feu qui arrivait. Des voitures passaient avec des enfants, des mères, des grands-parents. Des chiens, venaient se réfugier près des hommes rassemblés, des jeunes partaient en courant vers les hauteurs du village, totalement affolés. D’autres, dans le même état d’esprit, abandonnaient leurs maisons et venaient sur la place.
On entendait le vent siffler avec une violence rare et les flammes crépitaient. Le maquis et les châtaigniers n’étaient qu’un vaste champ brûlant où l’incendie survenait au triple galop, tel un troupeau de chevaux affolés.
— Il faut défendre les maisons ! Vérifiez que toutes les fenêtres et les portes sont bien fermées, munissez-vous de tuyaux et de seaux, et luttez pour empêcher les flammes d’avancer ! Une fois une maison bien fermée, le feu ne peut plus qu’entrer par le toit ou en brûlant le bois des ouvertures !

Dans les heures qui suivirent, chacun lutta comme il pouvait. Le feu avait atteint les limites septentrionales du village, quand le vent tourna vers l’est. Puis, une fois parvenu au sommet de la colline bouchant une partie de la vue sur la plaine, il tourna à nouveau vers l’ouest pour revenir et attaqua les maisons par le dessous du village, du côté oriental. C’était du chacun pour soi, puisque le feu avait coupé les routes. On ne pouvait venir du village voisin ni de la plaine. Pas de pompiers, donc.
Soudain, dans l’air surchauffé, le feu poussé par les bourrasques grimpa dans les rues en ciment et en pavé, sans rien pour le nourrir, si ce n’était l’oxygène. Des flammèches pénétraient sous les ardoises et attaquaient les poutres. Les maisons vides en cette saison se trouvaient en danger.
Le vent fit tomber un arbre enflammé sur une cuve de gaz. Mais, par miracle, elle avait résisté et il n’y eut pas de catastrophe. En tous lieux du village, on s’évertuait à sauver sa vie, dont le sort se trouvait étroitement lié à celui de la maison. Ici, il fallait grimper sur le toit d’une terrasse vitrée pour éteindre les flammes ; là, on arrosait sans fin les abords de la maison, tandis que des animaux, réfugiés dans une cabane en bois, périssaient.
Puis, comme le feu avait brûlé les lignes électriques et que, par conséquent, les moteurs de la station de pompage ne fonctionnaient plus. Il n’y eut plus d’eau. Un des hommes qui luttait contre l’incendie depuis plus d’une heure pour défendre une maison, devant ce dernier coup du sort, se laissa tomber par terre, de rage et d’épuisement. Alors, le vent tourna encore et éloigna les flammes pour attaquer les dernières maisons vers le sud.
Sans eau, les habitants de la maison la plus exposée n’avait plus que la ressource de se calfeutrer dans la maison et espérer. Le téléphone du mobile sonnait mais on ne répondait pas afin de garder le peu de batterie qui restait.
Enfin, le vent tourna une nième fois et semblait vouloir aller vers un des villages voisins. Cette maison et ses habitants étaient sauvés.
Alors, un peu trop tard pour ce village, pais à temps pour le suivant, la pluie tomba enfin et les flammes se calmèrent. Le vent était redevenu normal. Dans la nuit, des foyers brûlaient encore, tout autour du village et on ne connaissait que trop bien le paysage qu’on verrait au matin.
À présent, il fallait savoir s’il y avait des victimes et si des maisons avaient brûlé.
Une bergerie et cinq maisons avaient brûlée. Toutes ces maisons étaient inoccupées et le feu avait pris depuis le toit.



Monsieur Salmigondi découvrit un spectacle qui lui fit monter les larmes aux yeux. Sauf à certains endroits, langues de verdures étrangement épargnées par le vent en tournant, tout était calciné jusqu’au sol couvert de cendres noires. On voyait les anciens murets de séparation des terrains, des chemins oubliés et les lieux par où s’écoulait la pluie.
Sur les cinq maisons, une seule était neuve. Les pompiers avaient pu passer et s’appliquaient à éteindre les dernières flammes et tentaient de sauver ce qui pouvait l’être dans les maisons aux toits et au planchers écroulés. Il fallait scier les poutres pour empêcher qu’elles entraînent les murs.
Comment le village allait-il se relever ? Et pour effacer les traces dans la nature, il faudrait des années, même si les arbres n’avaient pas brûlé, bien que noircis en surface, et qu’ils se reprendraient vite.
— Ne croyez pas ! dit Petru à Salmigondi. Dans quatre mois, les fougères seront toutes ressorties, vertes comme auparavant, et ont verra des feuilles paraîtres sur les arbres ! En revanche, pour les arbousiers, les cistes et les genêts, il faudra des années pour que ça revienne comme avant !
— Oui, mais on a perdu cinq maisons ! maugréa Paolu qui n’avait pas envie de rire. Cinq maisons, ce n’est pas rien ! Ça fait un paquet d’habitants !
— Les maisons sont assurées ! objecta naïvement le touriste qui avait tout vécu.
— Certaines, oui ! Pour d’autres, avec cette histoire de biens indivis…
— Je croyais que tout avait été mis en ordre ! dit Salmigondi.
— Pensez donc ! soupira le cafetier. Il y a des indivisions qui remontent à plus d’un siècle ! Pour retrouver tous les héritiers, c’est un capatoghju ! Pardon, une prise de tête ! Un vrai casse-tête ! Les Chinois ont copié sur les Corses pour leurs casse-têtes ! Il y a des héritiers aux USA, en Argentine, au Mexique, en Afrique, et aux quatre coins de la Terre !
— Quand on réussit à reconstituer les arbres généalogiques sur plusieurs générations ! ajouta Petru. Et il faut prier que les terrains ou les maisons aient été partagés après l’invention de l’État-Civil sous Napoléon 1er, sinon, tout se trouve à l’évêché, puisque les registres des naissances, mariages, décès, étaient auparavant tenus par les curés ! Même dans les registres civils, on ne mentionne parfois que les prénoms et pas les noms ! Vous imaginez le travail !
— Alors, devant des maisons qui appartiennent à une multitude de co-propriétaires qui n’auraient qu’une fraction de pièce chacun, ceux qui habitent ces maisons ne les assurent pas toujours ! conclut le patron du Café.
— Maintenant, j’ai vu ! soupira le vacancier, dans l’air chargé de l’odeur de maquis brûlé qui le faisait tousser par moment. Les fougères brûlent bien en janvier ! Mais, je me serais bien passé de voir ça ! J’ai envie d’en pleurer !
— Monsieur, je ne vous connaissais pas jusqu’à hier ! intervint Petru, sur un ton de professeur. Mais, je vous ai vu défendre la maison où vous résidez pour les vacances, puis aider à défendre celles des autres ! À présent, je vous connais ! Je sais ce que vous valez ! Vous êtes des nôtres, à jamais ! Mais, il y a un petit problème, un problème très embarrassant voyez-vous…
— Quel est le problème ? se raidit Salmigondi.
— Si vous êtes des nôtres, on ne peut vous appeler monsieur ou Salmigondi ! Ça, c’est bon pour ceux qui sont en dehors du cénacle ! Quel est votre prénom ?
— On m’appelle par mon second prénom, Antoine ! Pour les amis, c’est Tony !
— Eh bien, Tony ! Bienvenue chez vous !
— Vous pensez qu’il y aura une aide de l’État ?
— Vu l’ampleur des sinistres, car il n’y a pas que nous qui avons morflé, je crois que oui ! Des dossiers à faire et tout un tas de paperasses !
— Maintenant, ce sera à qui pleure le plus ! ricana Paolu. Et ceux qui crieront le plus fort ne seront pas les plus atteints ou les plus irréprochables !
— Peu importe ! soupira le cafetier, désabusé. Le tout, c’est que les vrais sinistrés soient indemnisés ! Si on ne donne pas aux Restos du cœur, parce que des profiteurs se glissent au milieu, ce sont ceux qui sont dans le besoin qui vont payer le plus ! Pas les profiteurs ! Il y a toujours eu des personnes qui se glissent dans le tas et il y en aura toujours ! L’essentiel est d’aider les autres !
— Tiens, pour une fois que tu dis quelque chose d’intelligent, dit Petru, on peut te laisser le mot de la fin !

samedi 12 août 2017

Un éclair sans génie


Ce matin-là, monsieur Salmigondi se réveille en sursaut. Il avait mal dormi, la nuit précédente, invité chez le maire de la commune qui avait tenu, la veille au soir à fêter le bon déroulement de l’expo. Mais, fallait-il un prétexte vraiment sérieux pour faire un bon gueuleton sur la terrasse, à présent que la canicule se trouvait libérée de tout reculoir et pouvait donc entamer une retraite bien avant l’âge ?
Le maire l’avait incité à manger un fromage de chèvre du village, dont le moins qui se pouvait dire était qu’il picotait les papilles. Non content de cela, il l’avait invité à se resservir, ce dont le juge se serait passé, mais, n’osant se montrer impoli envers un charmant hôte, il avait cédé et mangé à nouveau ledit fromage.
Bien sûr, pour soulager les picotements, il avait bu force verres de vin rouge. Non content de ça, malgré les yeux en soucoupe de madame Salmigondi, il avait accepté un café à vingt-trois heures, oubliant la plus extrême prudence. Pour finir, il avait eu droit à une liqueur de myrte maison, - délicieuse au demeurant -.
Résultat, il ne s’était endormi qu’à une heure du matin, pour se réveiller environ deux heures plus tard, et n’avait retrouvé le sommeil que vers cinq heures du matin et des poussières, tandis que bêlaient les chèvres que son épouse s’était chargée de tenir éloignée des voitures, comme chaque matin.

À onze heures et quart, il dort à poing fermé, à présent que le fromage de chèvre a fini de gambader dans ses intestins, pourchassant la salade verte tandis que le vin et la liqueur ont cessé de lui lancer des pointes au niveau de la vésicule. Quant au café, accepté de façon irréfléchie, ses effets excitants se sont évanouis.
À onze heures et seize minutes, un coup de tonnerre retentit soudain et réveille monsieur Salmigondi. Foudre, fenêtres ouvertes. Il bondit, tel un soldat sur le pied de guerre et court dans la maison vide, afin de tout fermer. Dehors, il pleut. Il pleut enfin. Est-ce la fin de cette fichue canicule ? On peut l’espérer.
Une fois toutes les ouvertures de la maison closes, - non pas que la maison soit une ancienne maison de tolérance, car les femmes du village ne l’auraient jamais toléré ! -, il se recouche et tente de s’endormir. En vain. Il écoute et il lui semble que la pluie a cessé. Il n’entend plus le tonnerre gronder ni la foudre retentir tel une canonnade.
Comprenant que le sommeil s’est enfui, sitôt le premier impact de foudre, le vacancier se relève et comptabilise ses heures de sommeil. Il a eu son compte. Dans le désordre d’une digestion pénible, car il a pour habitude d’éviter certains aliments le soir. Sauf, lorsqu’il est invité, car ses parents l’ont bien élevé, hélas pour lui.
Son épouse est certainement chez une voisine, en train de discuter et de boire le café. Elle fait chaque matin, ce qu’il répète chaque soir, vers dix-huit heures, soit au Café comme chez soi, soit chez des voisins en vacances.
Il se fait donc un café, après avoir bu le thé vert qui est froid et avalé quelques canistrelli achetés à un vendeur ambulant assez particulier. Ils sont bons et… “sans ingrédients“. Il compte ramener un sachet vide et le montrer à des amis pour leur narrer cette histoire extraordinaire.
À présent, l’estomac plus plein, il peut avaler son expresso, afin de quitter les vapeurs du sommeil, d’autant qu’il a les tripes retournées par des aliments dont il sait qu’ils lui sont contraires, bien qu’il en raffole.
Sa tasse en verre à la main, il va vers la porte et l’ouvre. Plus de pluie, plus d’orage perceptible ; au contraire, un beau soleil rayonne à nouveau. Pourra-t-il aller à la plage cet après-midi ? Nul doute que son épouse aura envie de prendre la voiture et d’aller faire les courses sans l’avoir sur le dos. Donc, pas de plage.

Après un repas léger et la sieste de treize heures, il bouquine et, étrangement, s’aperçoit que c’est lorsqu’on a le plus de temps qu’on en trouve le moins pour lire les romans qui traînent sur la pile de lecture, laquelle ne peut fondre, en raison du travail qui accapare l’esprit et le rend peu disponible à la lecture.
Il comptait lire huit romans et n’en a fini qu’un seul. S’il parvient au second, ce sera un miracle ! Comme à chaque été. Il a beau changer d’endroit, c’est la même rengaine. S’il fait beau, il va à la plage et à l’apéro le soir. Le matin, il se colle devant son PC, afin de parcourir ses courriels.
Il lit ses quotidiens sur son mobile, buvant des cafés et profitant d’un exercice extraordinairement jouissif : le farniente. C’est la plus grande invention de l’homme, de toute l’histoire de l’Humanité ! Mieux que la roue, mieux que l’écriture, mieux qu’Internet ! Ne rien glander du tout ! Bayer aux corneilles…
Lopes qui fait le paon

Sur le coup de dix-sept heures, il y a du vent frais qui balaie des feuilles sèches. Néanmoins, monsieur Salmigondi sort, allant où ses pas le conduisent, sans plan préconçu. Le voilà qui, à force de ne rencontrer personne se retrouve au Belvédère. Monsieur Lopes est là et il fait le joli cœur avec Marie-Pierre.
Le juge doit être pestiféré car, à peine il pointe le bout de son nez, voilà que Lopes se taille. Salmigondi sent ses vêtements. Il a mis son parfum. Il s’est brossé les dents : pas d’haleine de chacal, en dépit du fromage d’hier au soir. Aurait-il eu le simple mauvais goût d’empêcher Lopes de faire le paon.
L’oiseau se fait rare et repart en ayant refermé sa queue ocellée, le roué personnage. Il salue au passage le juge, d’un signe de la tête.
— Je l’ai chassé ? On aurait dit qu’il me fuyait comme la peste !
— Je crois qu’il veut faire le joli cœur, sans chercher plus qu’à plaire ! Mais, trop souvent, la chose est barbante ! N’hésitez pas à venir exorciser les lieux !
— Drôle de temps ! On ne savait plus si on devait se préparer pour la plage ou pas ! Soleil, pluie et tonnerre, re-soleil, vent et nuages, re-soleil et re-vent ! Tant et si bien que j’ai fini De la Terre à la Lune ! Heureusement que nous avons un paratonnerre ici ! Je connais un village où ça n’est pas le cas !
— Ils n’ont jamais songé à en installer ?
— Si seulement c’était ça, ce ne serait que de l’inconséquence ! Mais non : la chose s’avère bien pire que ça et difficile à résumer en deux ou trois mots !
— Depuis que l’on m’a conté l’histoire du tracassier des prétoires, je pense que je suis entré dans une dimension parallèle ! Entrer dans le monde des petits villages revient à pénétrer dans des pays où la Loi est pervertie et où les administrations censées défendre l’intérêt général vont à l’encontre de celui-ci !
— Vous ne croyez pas si bien dire, cher monsieur !
— Vous me faites craindre le pire !
— Figurez-vous qu’un personnage a acheté un beau jour un terrain contigu à sa maison, avec une parcelle qui allait au-delà de ses espérances !
— Ne parlez pas par énigme ! C’est trop facile pour vous qui savez !
— Ce personnage peu reluisant se rendit compte que le paratonnerre communal érigé avec l’accord de l’ancien propriétaire se trouvait sur une éminence qui se trouvait sur la fameuse parcelle vendue avec celle qui l’intéressait !
— Vous avez dit que le terrain était contigu à sa maison…
— C’est là toute l’absurdité du sieur : ce paratonnerre protégeait la maison dont il envisageait de faire un gite rural ! Il protégeait donc cette maison, mais pas celle qu’il possédait à l’autre bout du village, car un autre paratonnerre se trouvait à une centaine de mètres d’un transformateur électrique !
— Donc, sa maison destinée à la location se trouvait protégée par un paratonnerre ?
Lequel fonctionnait depuis une trentaine d’années et donnait pleinement satisfaction ! Moins d’un siècle auparavant, il y avait plusieurs fois des morts, car la foudre tombait souvent autour de cette éminence rocheuse ! La municipalité ayant appris qu’il avait fait l’acquisition de ce rocher, avait engagé une enquête d’utilité publique, laquelle avait conclu à l’utilité du paratonnerre !
— Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Marie-Pierre rit de la confiance du juge à l’égard instances humaines à choisir le meilleur en toutes circonstances. Le bon sens est la chose sur Terre la plus partagée et, à force de la partager, la part de chaque héritier diminue. Comme en toute Raison, la monnaie est sans cesse frappée au coin du bon sens, cette monnaie se déprécie, alors que la sottise et l’erreur placées en actions présentent plus d’intérêts. De sorte que le bon sens a toujours deux trains de retard sur l’erreur et la routine.
— Le personnage en question a fait intervenir un expert qui certifiait que le paratonnerre était nocif pour celui qui vivrait à proximité, en raison d’ondes électromagnétiques que seul ledit expert avait décelé ! Pour une raison que nul être doué de raison ne saurait expliquer, le Sous-préfet a rejeté les conclusions de l’enquête d’utilité publique et a privilégié l’intérêt d’un particulier à l’intérêt général, estimant que la foudre était moins nocive pour la santé que les prétendues ondes de l’expert !
— Mais, c’est totalement aberrant ! bondit le magistrat.
— Il ne faut jamais douter de la faculté de l’homme à dépasser les limites de la déraison ! Il n’y a pas que la Justice qui soit aveugle !
— Et les habitants du village en sont restés là ?
— Oh non ! Pétitions au préfet, au Premier Ministre ! Il semblerait que, suite à une pénurie d’encre, les deux n’aient pu répondre !
— La municipalité n’a rien fait ?
— Tribunal Administratif, mais sans résultat ! Même si un Sous-préfet est stupide, il ne convient pas de déjuger le vassal de l’État !
— Mais, je suis tombé au royaume du Père Ubu !
— De plus, le personnage qui faisait ça uniquement pour des raisons de pulitighella, allait partout clamant qu’on voulait le déposséder !
— Billevesées ! Balivernes ! Coquecigrues ! Fadaises ! L’expropriation permet de délimiter une parcelle pour le paratonnerre et un chemin d’accès ! Ensuite, le reste de la parcelle est restituée, et la surface nécessaire à l’édification fait l’objet d’une indemnisation ! Cet individu est un menteur de la pire espèce !
— Bref, le foutriquet avait démoli le paratonnerre, avant même que le Sous-préfet n’ait pas tenu compte de l’enquête d’utilité publique ! Il a été condamné à payer les frais de remontage, sans pour autant avoir été sanctionné…
— Je veux, mon neveu : destruction de bien public !
— Impossible de remonter un paratonnerre bousillé et non restitué ! De plus, comme il a dit qu’il n’avait pas les moyens de payer…
— Il a bénéficié d’un étalement pour les paiements ! J’ai déjà vu ça quelque part !
— Aussi, lorsque la foudre tombe ici, bénissez le ciel que nous n’ayons pas eu un sbaticu [1] de cette engeance ! Dans l’autre village maladettu [2], lorsque la foudre tombe, ce sont des télés, des antennes paraboliques qui morflent ! Et encore, ils ont de la chance : pas encore un seul mort, pour la folie d’un seul homme !
— Eh oui ! Il y en a qui, à défaut de compétences, ne savent que s’affirmer par leur faculté de nuisance ! Si seulement la foudre pouvait le frapper !
— Oh ! Comme vous êtes violent, soudain !
— Il paraît que l’éclair fout droit les tordus !



[1] Sbaticu : Imbécile, crétin…
[2] Maladettu : Maudit, excommunié, infortuné, abandonné de Dieu.

vendredi 11 août 2017

Paysagisme Communal


Une femme attend près du belvédère. Elle tient une laisse à la main, - un de ces laisses à sangle qui sort et rentre d’un enrouleur, en fonction de la traction exercée par le chien -. Elle lit un roman, dans l’escalier, à l’ombre de la terrasse du belvédère.
Monsieur Salmigondi apparaît, appelant “Noiraud“. Il se dresse sur le muret afin de mieux inspecter les environs. Mais, pas de traces de Noiraud.
— Bonsoir ! dit Marie-Pierre. Vous cherchez le vôtre ?
— Un peu ! Ce soir, il est introuvable ! Je m’inquiète !
— Le mien aussi fait comme ça ! Il part en ballade dans le maquis, tout content de pouvoir courir comme un fou ! Je ne peux pas l’emmener à la plage !
— Ah, ça ! Moi non plus ! Et puis, mon épouse ne voudrait pas !
— J’ai essayé plusieurs fois ! Mais il n’est pas normal ! Les autres se jettent à l’eau et se rafraîchissent ! Songez, avec cette canicule ! Qui ne se jetterait pas à l’eau ?
— Pensez ! rigole le juge en vacances. Même le neveu du maire, - Toussaint, celui qui fait l’expo pendant quinze jours -, est retourné à la plage, après des années sans y être allé ! Ses cousines ont dit, en rigolant, que ça a failli supplanter l’info de l’arrivée de Naymar sur BFM TV !
— Je hais le PSG ! Ne me parlez pas de ce club ! Ça me fait venir des boutons ! Je suis pour l’OM ! J’ai été heureuse de voir Monaco champion devant le PSG !
Salmigondi vient de mettre les pieds sur un terrain miné. Son approche du sport est plus ludique, sans haine. Il préfère fouetter d’autres chats :
— Revenons-en à nos moutons, si je puis dire ! Nos animaux qui divaguent, ce soir !
— Le mien, au lieu de se rafraîchir, veut aller dans les dunes !
— Vous ne risquez pas de le perdre de vue, étant donné la hauteur des dunes !
— Pour sûr : ce n’est ni le Sahara, ni celui de Namibie, avec des dunes dépassant les quatre cents mètres ! Je ne veux pas, qu’il y aille ! Ça lui abîmerait les coussinets !
— Les coussinets ? Il a des coussinets ?
— Un chien possède bien des coussinets sous les pattes, non ?
— Un chien… Je me disais bien avec cette volonté de l’amener à la plage !
— Pourquoi, le vôtre… c’est quoi ? Un chat ?
— Vous allez rire ! Un cochon sauvage ! Peut-être même un croisé entre le cochon sauvage et le sanglier ! Enfin, je crois !
— Noiraud, un cochon ? Et vous l’avez amené du Continent ?
— Ah, ben non ! C’est un produit local typique ! Appellation d’Origine Protégée ! Mais, ce soir, il n’est pas venu et je m’inquiète !
— Pour un cochon sauvage ? Peut-être est-il transformé en saucisson ?
— Pas en été ! C’est qu’il a ses heures ! Il vient juste à la fin du repas !
— Et vous l’installez sur sa chaise, avec une petite serviette à carreaux ?
— Taquine, avec ça ! Il faut que je vous explique ! Mon loueur est du genre écolo ! Il a installé un composteur sous la maison ! Vous savez, ça ne sent pas vraiment fort, pour peu que l’on prenne la précaution de metre une pierre par-dessus !
— Jusque-là, je comprends ! J’ai un niveau intellectuel qui me permet de d’appréhender l’utilisation d’un composteur !
— Ah, c’est pour le cochon ! Quel marlou, celui-là ! Il me renverse le composteur et mange le contenu ! Alors, pour le compost, c’est râpé ! Aussi, j’ai renoncé : tout ce qui est consommable est donné au cochon, sauf le caviar ! C’est notre poubelle de table ! Le compost se fera par des voies plus ordinaires !
— S’il ne vient point, c’est qu’il a trouvé mieux pour ce soir !


Salmigondi se penche et essaie de voir la couverture du bouquin que Marie-Pierre tient dans sa main. Mais, elle tient le livre page de couverture contre elle.
— Vous lisez quoi ? Je vois que vous tenez un livre !
— Un classique : De la Terre à la Lune, de Jules Verne !
  À propos de Lune, vous avez vu l’éclipse de Lune, hier au soir ?
  Justement non ! Je n’y ai plus songé, figurez-vous ! J’étais dans la Lune !
  Sur la face cachée ? L’autre était visible mais partielle ! En plus, figurez-vous que la majeure partie de l’éclipse partielle s’est passée derrière la colline en face !
  Monte Oppidum ! Enfin, c’est son nom sur les cartes d’État-Major !
  Soit ! Toujours est-il qu’on a vu les vingt dernières minutes de l’éclipse, - l’ombre de la Terre sur la Lune -, mais qu’on a loupé près de deux heures, alors que dans la plaine ils ont pu la voir ! Remarquez : si un jeune homme ne m’en avait pas parlé à la plage, je ne l’aurais jamais su !

— Je pense que je parviendrais à survivre à cette carence !
— Moi aussi ! Car ce que j’ai vu ou rien, n’est-ce pas ? bougonne le magistrat.
—À propos de rien, vous avez remarqué le vide intersidéral en matière végétale de la place dessous, celle où l’on tente de garer les voitures ?
— Oui ! C’est plutôt tristounet, si l’on ajoute ces toiles d’araignées de fils téléphoniques et de câbles électriques qui nous surplombent !
— Impossible de prendre une photo décente sans passer des jours à retoucher la photo, sur son PC, afin d’effacer les réseaux qui balafrent les clichés !
— Mais peut-être que ce désert va voir refleurir des printemps éradiqués !
Marie-Pierre ne peut qu’être intéressée par ce qui vient d’être sous-entendu, car il se trouve qu’elle a hérité de son père d’un intérêt pour les arbres et arbustes.
— Qui a dit quoi ? Parce que ça m’interpelle, voyez-vous !
— Un adjoint parlait avec un monsieur que je ne connaissais pas ! Ils discutaient de l’esplanade non loin du Belvédère ! Ils voulaient l’aplanir !
— Ils ne comptent pas la bétonner, au moins ?
— Non : mettre quelques arbres pour apporter de l’ombre et de la fraîcheur au coin !
— L’adjoint a participé à un figocide ! Vous voyez ce coin, avec un tronc ratiboisé, desséché, roundupé jusqu’à la racine ? Ici trônait un beau figuier qui produisait de très bonnes figues et qui était l’un des plaisirs de mes étés, quand j’ouvrais ma fenêtre, au matin ! Je suis arrivé l’année dernière : il était élagué jusqu’à la base et séché comme le désert d’Atacama, le plus aride au monde, dit-on !
— Pourtant, c’est bon les figues !
—Ah, c’est que le figuier possède un défaut majeur : les petites figues tombent, parfois, et elles roulent sur le ciment ! Vous rendez-vous compte ? La nature qui ose venir salir le béton policé ! L’ouvrage humain pollué par des végétaux !
— Effectivement, ça a de quoi faire frémir ! La lutte permanente de l’homme contre la Nature, combat perdu d’avance quand on voit les cités antiques qui ont été recouvertes de strates de limon, de végétaux. Jusqu’à en redevenir telles qu’avant l’intervention prétentieuse de l’Homme !
— Voilà pourquoi nous avons hérité de ce moignon grisâtre ! Mais, l’homme qui aime abattre des forêts, pour y laisser une clairière, qu’il devra défendre en suant sang et eau, trouve plus beau un arbre dont il ne reste plus que la souche, laquelle va pourrir, ainsi qu’un membre tranché qui se couvrirait de mouches vertes, grouillant telles des légions barbares ravageant les cités civilisées !

Monsieur Salmigondi demeure stupéfait devant cette envolée lyrique, dont il devine bien qu’elle est le fruit d’une passion et peut-être même de non-dits. Il ne va pas tarder à en avoir confirmation par les propos qui vont suivre.
— Voyez-vous, monsieur, dans le temps les bergers passaient dans le maquis et, lorsqu’ils apercevaient un arbre sauvage qui poussait, ils se débrouillaient et implantaient un greffon venant d’une excellente variété ! Ils ne greffaient pas seulement sur leur terrain, mais de partout ! On trouvait ainsi, en plein maquis, des pommiers, des poiriers et des figuiers, que le hasard avait fait pousser là !
— C’est amusant ! Ils faisaient ça d’instinct ?
— Des techniques ancestrales que transmettaient les anciens aux plus jeunes ! Des fois, me disait mon père, on voyait rentrer un berger avec des fruits et il les offrait aux enfants du village ! C’était son œuvre, mais pas son terrain : alors, il partageait ! À présent, on préfère ratiboiser les arbres, voyez-vous !
— Je vois ! C’est bien dommage ! Je vois que les fours ont disparu !
— Il en reste peu ! Ils n’étaient plus utilisés et on avait besoin de places pour stationner ! Mon père avait une passion pour les figuiers et il tentait de montrer aux autres comment il s’y prenait pour greffer cet arbre, à partir d’un figuier sauvage ! Car, en général, un figuier sauvage ne donne pas de fruits comestibles !
— Les gens n’en avaient rien à fiche ?
— Si ! Mais, ils croyaient que son temps serait moins compté sur cette Terre ! Ils n’ont pas appris assez vite ! Ils ont retenu des bouts d’explications mais pas tout ! Il est mort sans avoir transmis sa technique !
— Je comprends : quand on tue un figuier, c’est un peu de son souvenir qu’on efface ! C’est comme si on saccageait sa tombe et sa mémoire !
— Je n’aurais pas osé aller jusque-là, mais il y a un peu de ça ! Venez voir ! dit Marie-Pierre en invitant le magistrat à la suivre et ils retournèrent au Belvédère. Regardez ! Vous voyez ? Là, sous le muret, près de la petite fontaine !


Salmigondi se pencha et aperçu un autre figuier scié et brûlé au Roundup. Pendant qu’on maltraitait ainsi arbres et arbustes communaux, on délaissait les chemins autour du village. Y compris ceux qui menaient aux sources qui l’environnaient. Il n’y avait plus que ronces inextricables autour des vasques et les animaux, durant la canicule, devaient pénétrer dans le domaine des hommes, en plein village. On se plaignait de leur divagation, sans rien faire pour eux. Comme on fulminait contre les migrants, sans rien faire pour créer des emplois chez eux.
— De vous à moi, ce figuier était sauvage et ne produisait rien de comestible ! Mais, il était verdoyant ! Il aurait produit les meilleures figues du monde, ç’aurait été du pareil au même ! Il aurait succombé à la tronçonneuse et au désherbant ! Si vous tentez de planter des arbustes décoratifs, ce sont les chèvres qui les bousillent, car, de ce temps, elles ne trouvent rien à manger !
— Ainsi va le monde ! On élit des personnes censées défendre les traditions et rien n’est fait pour défendre la plus belle d’entre toute : la Nature !
— Voyez la châtaigneraie qui donne son nom à la Castagniccia ! Le feu et les siècles font disparaître les châtaigniers et on n’en replante aucun ! À quoi va ressembler ce paysage d’ici un siècle, je vous le demande ?
Baobab corse

Le juge rit sous cape, se remémorant une boutade qu’avait lâchée le neveu du maire, en entendant parler de planter des arbres. Une boutade effrayante si l’on songe qu’elle n’est pas vraiment une boutade. La vision d’un monde défunt, celui-là même qui se trouve sous les yeux de tous et qu’on croit éternel.
— Toussaint, celui qui a fait l’exposition, a plaisanté quand il a entendu parler de planter des arbres pour faire une placette ombragée ! Il a conseillé de planter des baobabs ! Comme ceux du Petit Prince ! Les autres le regardaient avec étonnement et il a expliqué que, au regard du réchauffement climatique, c’étaient les variétés de l’Afrique subsaharienne qu’il fallait privilégier !
— C’est drôle ! Mais réaliste, hélas ! Que restera-t-il de tout cela ?
— Un souvenir et ses photos ! Nous serons comme des archéologues mettant au jour, en pleine zone tropicale, une tombe antique, avec des fresques représentant des animaux des climats tempérés et qui se retrouvent dubitatifs sur les modifications du climat ! Certains penseront qu’on a représenté des scènes plus au nord ! Nos descendants ne croiront même plus qu’il ait pu y avoir des figuiers et des châtaigniers par ici ! Que sommes-nous ? Des feuilles mortes…
Et le vent du nord les emporte dans la nuit froide de l'oubli
Et la mer efface sur le sable les pas des humains désunis[1] !



[1] Les feuilles mortes : paroles de Jacques Prévert, à un mot près. Le remplacement est humain, non ?