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dimanche 30 juillet 2017

La PAC corse


Le Monsieur Brun local, Lyonnais en vacances au village, pénètre furieux dans le bar.
   Holà ! tempère le patron, voyant une tempête agiter le Gone à la sauce pois-chiche.  
   Je suis furieux ! hurle-t-il au cafetier qui lit le journal sur son smartphone.
   Allez… Qu’est-ce qu’il y a ? 
   Les chèvres ! Les chèvres ! Ces saletés de chèvres…
   Oh ! Mollo, monsieur Brun !
   Je ne m’appelle pas Brun mais Lopes !
   Peut-être, monsieur Brun…
   Lopes !
   Monsieur Lopes : ne vous excitez pas comme ça : vous allez vous bousillez les coronaires !
   C’est sûr que vous, ça ne risque pas de vous arriver ! Quoique le manque d’activité…
   Le manque d’activité ? On voit bien que vous ne tenez pas un café !
   C’est vrai que c’est l’heure de pointe, là ! J’avais plutôt l’impression que c’était le café qui vous tenait ! Mais, vous avez un garage, vous ! Maintenant, je comprends !
Ben oui, j’ai un garage ! Je ne suis pas fou ! Avec les…
Les chèvres ! Vous comprenez mieux ? C’est arrivé au cerveau ?
Les chèvres ! Oh, per la miseria ! Où vous êtes-vous garé exactement, malheureux ?
En bas, près de la Casa Nova ! Sous le figuier…
Sous le figuier ? Mais il est fou ! Racontez-moi que je rie !
Je me suis garé hier soir, sous le figuier, parce qu’on y est à l’ombre, le matin…
Et vous ne vous êtes pas demandé pourquoi personne ne se garait là ?
Sur le moment, non ! J’en avais marre de rentrer dans un four à midi, pour aller à la plage !
Parce que vous allez à la plage à midi ! En plein cagnard ! Mais vous voulez crever ?


Le cafetier se met à rire, appuyé sur son comptoir, la tête enfouie dans les bras, le corps secoué de soubresauts dus au fou-rire. Il relève la tête et essuie des larmes de rire nerveux.
Surtout blanc comme un cachet d’aspirine comme vous êtes ! Je ne sais pas si vous vous appelez Lopes, - c’est espagnol, non ? -, mais vous n’avez pas le teint d’un espagnol !
Ma famille était originaire du nord de l’Espagne ! Nous avons le teint plus clair !
Et vous êtes venus à Lyon après la Guerre d’Espagne ?
Pas tout à fait ! On a migré à Oran, en Algérie, puis on est rentré à Marseille ! Mais, comme nous avions été mal reçus, nous sommes montés jusqu’à Lyon, où nous avions des petits parents !
Des parents venus après la Guerre d’Espagne ?
Non ! Des parents de ma mère : elle était d’origine lyonnaise !
Votre père ne vous a jamais parlé des chèvres ? Vous devez en avoir en Espagne ?
Mais pas spécialement en agglomération lyonnaise ! Je n’ai jamais vu des troupeaux venant paître sur la place Bellecour ! Ou alors, elles passent en dehors de mes heures !
Vous savez, les chèvres et les ânes, ça ne doit pas manquer, même à Lyon !
— Tordant !
Vous avez saisi ? Des chèvres et des ânes ? Des couillons, quoi !
Des trépanés, quoi ! Des Teubés ! J’ai compris ! Quoique j’aie l’impression que vous n’êtes pas en reste par ici, non ? Je ne dis pas spécialement ça pour vous ! Quoique…
   Mais quelque chose me dit que je ne suis pas franchement exclu du lot ! Vous savez ce que les chèvres adorent ? Mmm… Je crois que vous savez… maintenant !
Effectivement, je sais !
Pour en revenir à la plage : il faut y aller vers neuf ou dix heures le matin ou alors à quinze heures ! Mais jamais avec un soleil qui vous tape sur la cafetière comme à midi ! Jamais !
Vous en parlez par expérience ? Vos parents vous ont laissé sécher au soleil quand vous étiez petit ? Vous avez dû être passerillé comme le raisin du Cap Corse !
Je me suis bien repris, depuis !
Du côté des kilos, c’est évident !
Oh, mais vous êtes de méchante humeur, aujourd’hui ! Pourtant, le cumulus marche, à présent !


Cette remarque a le don de calmer Lopes. Du moins, sa colère ne se dirige plus contre le cafetier.
— De ce côté-là, je ne suis plus ébouillanté comme un cocon de ver à soie !
— La culture des canuts qui marchent tout nus ! Mais, il y a les chèvres, problème que vous découvrez !
— Quand vous m’avez fait la liste des soucis de la Casa Nova, vous ne m’aviez pas parlé des chèvres !
— Ce n’est pourtant pas le problème de la Casa Nova !
— Ce n’est pas un problème, pour vous ?
— Pour moi, non ! J’ai un garage ! C’est le problème de tout le village ! Parce que si vous espérez pouvoir faire la grasse matinée ici, c’est loupé ! À six heures du matin, environ, - vous leur pardonnerez leur manque d’exactitude, mais elles n’ont pas de montre, les pauvres ! -, sitôt que le soleil caresse les pentes du village, elles viennent chercher de quoi manger, les pauvrettes !
— Les pauvrettes ? Elles viennent faire des combats, cornes contre cornes, juste à côté de ma voiture ! Mes deux portières sur la gauche sont cabossées ! Et en plus…
— Le figuier…
— En plus, j’en ai trouvé une sur le toit de ma voiture, qui se prenait pour Fred Astaire !
— Le figuier, vous dis-je !
— Mais quoi, le figuier ?
— Vous êtes un crétin des Alpes, ma parole ! Elle est montée sur le toit de la voiture, pour manger les figues et les feuilles de figuier ! Vous aimez les figues ?
— Oui !
— Elles aussi ! Elles en raffolent, surtout avec le déficit pluviométrique que nous avons connu ! Elles n’ont pas besoin de lire un livre de diététique pour savoir que la figue apporte beaucoup de calories et que ça compense largement l’absence de baies dans le maquis !


Lopes demeure scié. Il est coi, quoi ! Les bras lui en tombent tant il se sent bête à manger du foin.
— Et vous, l’intelligent des grandes villes, vous vous garez sous le figuier, pour que la chèvre puisse monter sur le toit de votre bagnole et y faire des claquettes ! Alors, ne vous plaignez pas…
— Ah, parce que je devrais sauter de joie et faire des entrechats dans les rues du village ?
— Si ça avait été Fred Astaire, il aurait eu des chaussures avec des bouts ferrés et une canne ! Je ne vous dis même pas dans quel état serait le toit !
— Dois-je remercier le berger pour cette charmante attention ?
— Parce que vous croyez que le berger s’occupe des chèvres, vous ?
— Quand j’étais gamin, on allait dans un autre village, plus au sud, et le berger s’en occupait ! Il était tout le temps avec ses bêtes ! Du matin au soir ! - Mais pas l’inverse, parce que sa femme n’aurait pas apprécié - ! Les bêtes surveillées, - comme c’est étrange ! -, ne faisaient pas de dégâts !
— C’était il y a combien d’années ?
— Boulala ! Une quarantaine d’années !
— Votre berger, il est mort avant d’avoir quatre-vingts ans ! Les bergers de maintenant ont tout compris : ils ne se tuent plus au travail ! Le matin, la mère de notre berger ouvre la porte de l’enclos et les chèvres vont là où elles pensent trouver à manger ! Et le soir…
— Le soir, il vient les chercher pour les traire !
— Mais non ! Le soir, comme elles sont intelligentes, elles reviennent seules ! La sœur ou le frère du berger leur ferme la porte de l’enclos ! Les cabris sont plus à l’abri des renards !
— Et puis, elles pourraient demander leur indépendance… Peut-être qu’elles lisent le journal ?
— Toujours taquin, hein ? Mais non, mais il faut les traire !
— Ah, le berger vient enfin s’en occuper ?
— Mais non ! C’est la mère qui les trait ! Ou alors l’oncle qui est berger à la retraite…


Lopes se gratte la tête, à l’endroit où le soleil a rougi sa tonsure de moine. Lopes sonne en partie comme alopécie, calvitie fréquente en région méditerranéenne.
— J’ai compris : il fait le fromage !
— Est-il badin !? Si, si, il est d’humeur badine ! C’est son épouse qui fait le fromage !
— Une Corse, fille de berger ?
— Mais non ! Nous sommes modernes, au village ! C’est une continentale, élevée dans une ville ! La mère du berger lui a montré comment elle faisait et, maintenant, elle fait le fromage mieux que les autres ! Un don qu’elle possédait sans le savoir ! Le berger le faisait mais très mauvais !
— Il ne reste plus que ça : c’est lui qui va vendre les fromages dans les villages !
— Mais non ! Ça ne va pas, la tête ! Les clients viennent en voiture pour acheter le fromage vieux et le frais ! Et ils sont bien content quand ils en trouvent, croyez-moi !
— Mais, il fait quoi votre berger ? Il est toujours vivant ?
— Oui ! Il touche les primes européennes ! La PAC !
— La PAC ? Mais, sur le Continent…
— Mais, ici, nous voulons être traités sur un pied d’égalité. Pourvu qu’on ait un statut particulier…
— Je vois ! Et ces primes fonctionnent comment ?
— D’après ce que j’ai compris, les bergers ont des terrains loués mais aussi à eux, et ils touchent des primes à l’hectare ! C’est pratique, car ce sont des hectares de maquis !
— À l’hectare ? J’aurais pensé au nombre de bêtes composant le troupeau !
— Mais non ! Si vous avez un hectare, avec six cents brebis, chèvres, ou vaches, elles vont crever de faim, les pauvres ! On aurait pu faire une sorte de prime au nombre d’hectare par bêtes !
— Remarquez, ça semblait trop logique ! Mais à quoi s’attendre quand on pense que la France a insisté pour donner une prime à l’irrigation des champs de maïs au lieu de primer ceux qui n’irriguaient pas ! Résultat, tous les coins où l’on irrigue du maïs connaissent un manque d’eau !
— Pour vous expliquer, si vous avez trente chèvres, ou brebis, ou vaches, mais cinquante hectares, vous toucherez plus de primes que celui qui aura 600 bêtes avec vingt hectares !
— Et ça permet de mieux vivre, cette PAC ?
— C’est bien simple : notre berger a presque quarante hectares en bien propre ou en location ! Eh bien, un soir qu’il avait bu quelques pastis, il a dit qu’il touchait trois fois plus de primes que les ventes de fromage dans l’année ! C’est bien simple : il pourrait donner les fromages, sans ses dettes !
— Je vois : des dettes agricoles !
— Mais non ! Les cartes ! C’est bien simple, il perd toutes ses ventes de fromage au rami ! Sans la PAC, il ne pourrait pas vivre, monsieur Brun ! J’aime bien ce surnom, moi !
— C’est la PAC-tole !
— Ouh ! Elle est bonne celle-là ! Je vais la noter ! La PAC-tole !
— C’est la prime qui coule à flot !
— Là, je ne comprends pas le jeu de mots…
— Le Pactole était une rivière du royaume de Midas, et qui charriait paraît-il de l’or, en Turquie !
— Cette vanne est moins drôle que la première ! Trop compliquée !
— Pourtant, elle coule de source, pour un philhellène ! Un amoureux de la Grèce !


Lopes réfléchit un bon moment, puis il revient à son problème :
— Attendez ! S’il gagne tant que ça avec les primes, il n’a qu’à me payer les dégâts de la voiture !
— Ouh, malheur ! Vous n’allez pas lui demander ça ?
— Ah ben si ! Pourquoi, il a trente enfants hors mariage à nourrir ?
— Non ! Il est fidèle ! Mais vous allez vous fâcher avec la moitié du village !
— Et l’autre moitié ?
— Elle lui a demandé de payer, mais sans succès ! Il a dit que c’était les chèvres d’un autre !
— Alors, je fais comment, moi ?! Une voiture neuve !
— Vous allez l’amener chez le carrossier ! C’est mon petit cousin ! Vous prévenez votre assurance… Rassurez-moi : vous êtes à tout risque ? Vous n’avez pas pris une assurance de radin ?
— Je suis à tout risque, avec 65% de bonus, et j’ai droit à un accident par an sans malus !
— Mais c’est Byzance ! L’assurance va envoyer un expert ! On se débrouillera avec le carrossier pour aiguiller sur un cabinet d’expertise où travaille le neveu du berger ! Il dira que c’est un tracteur ! On fera un constat avec le frère du berger qui a un tracteur assuré pour ses clémentiniers !
— C’est très tortueux votre truc ! Mais qu’importe ! Appelez votre petit cousin carrossier…
— Hep-hep-hep ! Doucement ! Attendez la dernière semaine ! Des fois que les chèvres recommenceraient ! Parce qu’elles viennent tous les jours ! Il faudra les surveiller ! Vous n’avez qu’à mettre le réveille-matin à six heures moins le quart ! Vous buvez le café et vous chassez les chèvres ! Vous boirez le café de votre femme qui est comme ici ! Dégueulasse !
— J’ai acheté une cafetière expresso avec des dosettes ! Il est délicieux !
— Il est bon ? Je vais descendre de temps à autre me faire payer le café !
— Charmant ! Je viens en vacances pour pouvoir faire la grasse mat’ et je dois me lever tous les matins, presqu’à l’aube, en quelque sorte à l’heure du berger !
— Pas le nôtre ! Il dort à poings fermés ! Avec l’argent des primes, il a fait faire des garages pour sa famille ! Parce que les chèvres, vous savez, elles sont terribles ! Même sans figuier !
— Et on peut manger des figues, ici ?
— Oui ! À condition de ne pas garer la voiture au-dessous !

vendredi 28 juillet 2017

L'omerta


Monsieur Brun revient le lendemain chez le cafetier. Il s’assied à une table sur une chaise de la terrasse. Le cafetier lit le journal. Il n’a sorti que quatre chaises de la réserve et une table de bistrot. Si une deuxième tablée vient, il sortira une autre table et d’autres chaises. Et ainsi de suite. Inutile de s’épuiser inutilement à déballer et remballer le matériel, n’est-ce pas ?
— Bonjour ! dit le client en dépliant le journal, ce qui est plus pratique pour le parcourir.
Bonjour ! lâche le cafetier bougon, sans quitter son édition du journal local numérique.
— Un café, s’il vous plaît ! demande le locataire de la Casa Nova.
Un café, ça marche ! enregistre le patron qui se lève et s’arrête soudain. Vous dîtes ça pour me faire marcher ?
— Oui ! Un ballon d’eau !
Ouf ! Vous m’avez fait peur ! J’ai cru que j’avais fait un bon café sans le faire exprès ! Plate ou gazeuse ?
— Gazeuse ! À propos d’eau, vous aviez oublié le cumulus, dans la liste des soucis de la Casa Nova !
Mince ! C’est vrai ! Quel distrait ! Tenez, votre eau plate !
— Et mon eau gazeuse corse ?
— Y en a plus, y en a !
— Hein ?
— Y en a plus, y en a ! Un ci n'è più, un ci n’è ! C’est français, non ? J’attends d’être livré ! Suite à une rupture de stock ! J’ai déjà passé un carton !
— Et ils vous livrent quand ?
— Dès que j’aurais fini l’eau plate, je commande la gazeuse !
— Inutile de rentrer dans votre logique ! Même avec l’aide d’Ariane et de son fil, je me perdrais dans le labyrinthe de vos pensées ! Qu’est-ce que je disais avant ça ?
— Vous parlier de cumulus et de problème d’eau dans la maison qui agite votre rural !
Lorsque j’ai ouvert l’eau chaude : rien ! Ensuite, le cumulus a commencé à toussoter, m’aspergeant d’eau bouillante ! Pas pratique pour se raser !
Mais là, c’est parce qu’il y a des travaux ! explique le cafetier en rigolant.
— Ça vous fait rire que je ne puisse pas me raser ?
— Oh, vous êtes en vacances : vous n’êtes plus au bureau, monsieur Brun ! Et puis, si vous vous laissez pousser la barbe, vous aurez l’air d’un nationaliste corse !
— Ou d’un musulman intégriste prêt à commettre un attentat !
— Ou d’un philosophe marxiste ! Remarquez, il en reste assez peu ! Une espèce en voie de disparition et qui n’est guère protégée !
— Des travaux ? réagit enfin le locataire de la Casa Nova. Vous n’allez pas me dire que je vais avoir droit au marteau-piqueur, à des tractopelles et des camions qui chargent et déchargent !!
— Oh, non, pas de danger ! confia le patron, appuyé à la porte du café, sur le ton du secret d’État. Les travaux, je ne sais pas pourquoi, débutent toujours au mois de juin-juillet… Chez vous aussi, je parie !?
— Débutent en juin-juillet ? Alors, ils continuent en ce moment ?!
— Ah ben non ! Il n’y connaît rien, hein ?! gloussa l’Initié, prenant à témoin un public invisible, sans doute ses ancêtres et les grandes figures du village, détenteurs d’un savoir millénaire. En août, les travaux sont arrêtés ! Période de congés ! Il n’y a pas que vous qui vous reposez…



— Je ne vais pas m’en plaindre, en ce qui concerne le bruit… Par contre, pour mon eau chaude… C’est plutôt rasoir ! Sans vouloir couper les cheveux en quatre !
— Achetez-vous un rasoir électrique ou faites chauffer votre eau sur la gazinière ! Avec cette chaleur, on n’a pas vraiment besoin d’eau chaude… Et toc !
— On voit bien que ça n’est pas vous qui n’avez que l’eau froide… Au sens propre comme au figuré, ça a été la douche froide !
— Une sorte de douche écossaise, quoi !
— Pas vraiment ! Dans la douche écossaise, censée soigner les nerfs, on alternait eau froide et eau chaude ! Pas d’eau bouillante ! J’ai l’impression d’être un poulet qu’on va plumer ! Remarquez, avec le prix de la location, vu le peu de commodités de la maison, avec fosse septique, les rats et le cumulus, je me suis bien fait plumer !
— Écoutez, je vais venir ce soir jeter un œil ! Même deux, s’il le faut !
Plus, ce sera difficile ! À moins que vous ne soyez Shiva et posséder trois yeux !
Ils ont dû oublier de rebrancher quelque chose… Si vous ne mourez pas électrocuté, c’est que j’aurais réussi ! Je tiens à ce que mes clients ne fassent pas négligés !
— Merci de me rassurer ! J’aurais l’eau courante en triphasé… 
Il reprend la lecture du quotidien régional, trempe les lèvres et grimace :
Non seulement elle est plate, mais elle est tiède !
— Vous n’avez pas précisé que vous la vouliez bien fraîche ! Et puis, si elle est tiède, prenez-la pour vous raser ! Je vais vous en chercher une fraîche !
— Vous n’avez qu’à me mettre un glaçon ! Vous avez une machine…
— Je l’ai débranchée pour faire le nettoyage de printemps ?
— En été ? quand il y a besoin de glaçons ?
— Cet hiver, je n’étais pas là !
— Pfff ! Encore des vols ! Un braquage d’une agence du Crédit Bordelais près de Bastia !
Le patron revient avec l’eau fraîche et demande :
— Avant de l’ouvrir : vous ne la voulez pas presque congelée, au moins ?
— Non. Dîtes : lorsqu’il y a des vols, c’est le traintrain habituel ! Un coup à Paris, un coup à Marseille, un autre ici… dans les journaux, il faudrait plutôt marquer en gros titre : pas de vols aujourd’hui !
 — Ils le font : quand il y a des grèves aériennes !
Tiens, drôle de dernière page : l’interview d’un truand !
— Vous ne voudriez pas qu’ils parlent de gens comme vous ou moi ? Les gens sans histoires, ça ne fait pas vendre la feuille de chou ! On appelle ça un torchon pourquoi ?
— Parce que ça brûle bien ? se marre le faux monsieur Brun.
— Pas mal ! J’admets ! Surtout avec des caractères gras ! Si vous êtes une victime et que vous témoignez, si vous êtes parent d’une victime décédée, un truand, un politicien véreux, vous avez droit à de pleines pages ! Sans ça, un entrefilet perdu entre deux pubs !
— Prenez par exemple le cas d’un premier vol d’essai qui a réussi : ça ne fait pas vendre ! Un premier vol avec des pépins, ça vend ! Je parle du vol d’un nouvel avion !
— Là, on parle d’un vol dans une bijouterie ! Le journaliste dit que c’est dur d’enquêter en Corse à cause de l’omerta. La loi du silence ! C’est vrai que les gens parlent peu ici…
— Un jour, à la télé, il y avait un journaliste qui parlait depuis Ajaccio ! “Bonjour, ici Laurent Barre, envoyé spécial à Ajaccio. Je me trouve devant la préfecture. Après une nuit d’émeutes, les manifestants ont mis la ville à feu et à sang. Ici, tout le monde a peur, mais personne n’ose parler à cause de l’omerta ! Ici, au village, tout était comme d’habitude.
— Je viens d’arriver : je ne sais pas comment c’est d’habitude !
— Vous voyez la place déserte ?
— Oui !
— Pendant onze mois, le village est comme ça : presque mort !
— Et le douzième mois ?
— Il ouvre un œil, bâille et se rendort à la fin du mois !
— Comme vous !
— Taquin, avec ça ! Bref, suite à ce reportage, j’étais embêté, car je devais monter à Ajaccio… monter et descendre, à cause du col de Vizzavona… Quand on part d’Ajaccio, on monte à Bastia, et à l’inverse, on monte à Ajaccio ! Vous comprenez ?
— C’est un peu l’escalier d’Escher, votre histoire ! Mais, j’ai compris : comme on commence par monter à Vizzavona, donc dans les deux cas, on monte en partant des deux villes !
Escalier d'Escher

— Je ne savais pas que Stéphane Eicher avait dessiné cet escalier. Bref, j’avais rendez-vous pour un dossier. J’arrive dans l’après-midi. Ah, si vous aviez vu ça, monsieur Brun…
— Qu’est-ce qu’il y avait : des magasins fermés, des voitures brûlées ? État de siège ?
— Quatre ou cinq poubelles brûlées… Sans ça, tout était tranquille, comme d’habitude ! Des tas de sièges devant les cafés et des clients qui buvaient tranquillement le café !
— Il est meilleur qu’ici, je parie ?
— Normal ! Le café comme chez soi est breveté ! Spécialité bibi !
Il chasse un taon qui s’est posé près de lui.
Ô taon, suspend ton vol et vous, heures propices Suspendez votre cours ! se risque à plaisanter le client. Remarquez, les envoyés spéciaux, sont un peu comme ces taons !
Ces journalistes, ils vous vendent de l’événement ! Au besoin, ils le créent ! Vous croyez regarder le flash des informations en trois mots et c’est le flash désinformation en deux mots seulement !
— N’empêche que pour l’omerta… les gens sont peu causants !
— Pourquoi, sur le Continent, vous trouvez que les gens témoignent tant que ça ? "Si je témoigne, je vais avoir des ennuis, et puis ça va me retarder et le patron va me tomber sur le dos ! Je n’ai rien vu, monsieur l’agent ! Je viens juste d’arriver !
— Ou alors, leur voisin est toujours du genre : “On n’aurait jamais cru ! Toujours poli, toujours gentil ! Sauf ces derniers temps quand il sortait avec une hache à la main ! Mais souriant !
Mais nous, en Corse, nous ne sommes pas comme les autres… Le soir, comme nous sommes plus intelligents, nous ne regardons pas la télé ! Non… Nous ne sommes pas accros aux téléréalités, à The Voice 30 ! Nous n’attendons pas le 96873ème épisode de Plus belle la Vie
— Au village, la télé marche ? Même à la Casa Nova ?
Et oui ! Pas de chance : il n’y a que des rediffs au mois d’août !
Que ma femme regarde religieusement ! Je peux raconter certains épisodes des séries !
Comme nous sommes intellectuellement plus développés, nous achetons des télés pour ne pas regarder les programmes ! Juste les actualités régionales… Et le soir, nous sortons dans le maquis, pour nous promener ! Qu’il vente, qu’il pleuve : dans le maquis ! Même avec la neige ou la grêle ! Dans le noir, nous empruntons des sentiers muletiers ! 
Une profession disparue par la faute de votre machine à glaçons ! On m’a raconté ! Et pourquoi iriez-vous dans le maquis la nuit ?

Pour pouvoir voir des choses qu’on ne devrait pas voir ! Comme ça, après, nous pouvons nous taire, histoire de respecter les traditions ! C’est important, les traditions !
— J’aurais bien pris un glaçon dans mon eau ! Tant pis pour les traditions !
Chez nous, les truands, lorsqu’ils braquent une banque, ils ont leur nom écrit sur leur veste, comme les joueurs de foot ! Comme ça nous pouvons nous taire. Le type qui plastique une administration, il va le raconter à tout le monde au bar du coin…
Comme ça, vous pouvez vous taire…
— Tout à fait ! Et puis, on ne nous envoie que des gendarmes débiles et des flics trisomiques ! Des juges d’instruction mous du bulbe et des magistrats peureux ! Tous respectueux des traditions et qui se contentent d’un silence complice ! Comme ça, on ne résout aucune affaire et on ne juge personne ! C’est pour ça qu’il y a tout le temps des procès !
— Pour se plaindre du policier qui a résolu une enquête ?
Bien sûr ! Quand par hasard, - une erreur administrative ! -, on envoie quelqu’un au tribunal, il ressort avec les félicitations du jury !  Et une mallette de billets de la Banque de France !
— Vous n’allez pas me dire que tout fonctionne comme ailleurs…
— Les pourcentages de résolution des affaires criminelles, - hors assassinats entre gens du Milieu, perpétrés par des professionnels -, est identique à la moyenne nationale, pour des cas ordinaires !
— Pourtant, il y a eu un ministre...
— Il y a eu un ministre qui a osé dire qu’il fallait appliquer l’état de droit en Corse ! La Corse serait la seule région où il s’applique ? Ailleurs, vous voyez les journaux : ça n’est pas le long fleuve tranquille qu’on se plaît à imaginer et qui n’a jamais existé !
— Là, vous poussez un peu loin le bouchon ! intervint le client en secouant l’index.
— Vous savez, quand on vous parle d’état de droit, ça veut dire qu’on va appliquer une loi d’exception ! La loi n’a jamais été autant bafouée que dans l’année qui a suivi la déclaration en question ! Et les journalistes, tous les jours qui parlaient de l’omerta ! Parce qu’un journaliste des grands médias, ça critique ouvertement un gouvernement ! Même s’il sait quelque chose ! Mais là, ce n’est pas la loi du silence : c’est une règle de la profession ! Nous avons été inondé de journalistes, pendant des mois ! Si la vérité était au fond du puits, elle n’en est pas sortie !
— Là, c’est vous qui êtes Marseillais !
— Souvenez-vous : en avril 1986 ! Tchernobyl ! Un nuage radioactif se propage en Europe et arrivé à la frontière française, tourne les talons et retourne chez lui ! “Halte ! Douanes !“ Et le nuage docile est reparti ! “Oh, si en plus il faut des papiers… Je retourne en Ukraine !
— Je me souviens : le ministre de l’Intérieur de l’époque, Pasqua, un Corse de Marseille, nous a dit que le nuage était arrivé à la frontière, et avait fait demi-tour !
— Et les journalistes auraient gobé ça ? Normalement, ceux qui informent devraient être informés, non ?! Ce serait comme être médecin et ne rien comprendre à la médecine… Dans tous les pays d’Europe, on a pris des mesures de précautions : sauf en France et dans la Roumanie de Ceausescu ! On nous a laissé utiliser les fourrages et le lait contaminé, manger des champignons, des légumes ! Et la loi du silence serait en Corse seulement ?

— C’est vrai que ça été terrible… Au niveau de la thyroïde !
— Et les cancers, non ? Je ne devrais pas rire, mais c’est plus fort que moi. En 1988, un ami qui travaillait dans une cave m’a raconté cette histoire : ils avaient un client potentiel au Japon, à Hiroshima. Le gars leur a demandé un certificat de non radioactivité !  
— Ça a dû leur paraître assez paradoxal, en ne sachant pas tout !
— Qu’est-ce qu’ils se sont marrés sur le moment ! Hiroshima, non radioactivité… C’est vrai, en plus ! N’empêche que les Japonais étaient mieux informés que les Français !
— C’est vrai qu’il y a eu une loi du silence au plus haut sommet…
— Pendant des années, les journalistes et les politiques savaient pour Mazarine ! Pas la bibliothèque ! La fille de Mitterrand ! Motus et bouche cousue ! On a failli apprendre son existence le jour de son enterrement ! Pas celui du père : celui de la fille, dans plusieurs années ! Mais, sur le Continent, pas d’omerta, n’est-ce pas ?
— Mes convictions tombent à l’eau ! Je vais boire la mienne !
— Je vais venir ce soir, pour votre cumulus ! Mais, n’en parlez pas aux autres ! Je vous fais ça en toute amitié, car ça me navre vos histoires de rats, de tout-à-l’égout…
— Motus et bouche cousue ! La loi du silence ! sourit le client tout heureux de son effet.
— L'omerta comme toujours ! Même si j'aurais besoin de tuyaux !