Le Monsieur Brun local, Lyonnais
en vacances au village, pénètre furieux dans le bar.
— Holà !
tempère le patron, voyant une tempête agiter le Gone à la sauce pois-chiche.
—
Je suis furieux ! hurle-t-il au cafetier qui lit le
journal sur son smartphone.
—
Allez… Qu’est-ce qu’il y a ?
—
Les chèvres ! Les chèvres ! Ces saletés de
chèvres…
—
Oh ! Mollo, monsieur Brun !
—
Je ne m’appelle pas Brun mais Lopes !
—
Peut-être, monsieur Brun…
—
Lopes !
—
Monsieur Lopes : ne vous excitez pas comme
ça : vous allez vous bousillez les coronaires !
—
C’est sûr que vous, ça ne risque pas de vous
arriver ! Quoique le manque d’activité…
—
Le manque d’activité ? On voit bien que vous ne
tenez pas un café !
—
C’est vrai que c’est l’heure de pointe, là !
J’avais plutôt l’impression que c’était le café qui vous tenait ! Mais, vous
avez un garage, vous ! Maintenant, je comprends !
— Ben oui, j’ai un garage ! Je ne suis pas
fou ! Avec les…
— Les chèvres ! Vous comprenez mieux ? C’est
arrivé au cerveau ?
— Les chèvres ! Oh, per la miseria ! Où vous êtes-vous garé exactement, malheureux ?
— En bas, près de la Casa Nova ! Sous le figuier…
— Sous le figuier ? Mais il est fou !
Racontez-moi que je rie !
— Je me suis garé hier soir, sous le figuier, parce qu’on
y est à l’ombre, le matin…
— Et vous ne vous êtes pas demandé pourquoi personne ne
se garait là ?
— Sur le moment, non ! J’en avais marre de rentrer
dans un four à midi, pour aller à la plage !
— Parce que vous allez à la plage à midi ! En plein
cagnard ! Mais vous voulez crever ?
Le cafetier se met à
rire, appuyé sur son comptoir, la tête enfouie dans les bras, le corps secoué
de soubresauts dus au fou-rire. Il relève la tête et essuie des larmes de rire
nerveux.
— Surtout blanc comme un cachet d’aspirine comme vous
êtes ! Je ne sais pas si vous vous appelez Lopes, - c’est espagnol, non ? -, mais vous n’avez pas le teint d’un
espagnol !
— Ma famille était originaire du nord de l’Espagne !
Nous avons le teint plus clair !
— Et vous êtes venus à Lyon après la Guerre
d’Espagne ?
— Pas tout à fait ! On a migré à Oran, en Algérie,
puis on est rentré à Marseille ! Mais, comme nous avions été mal reçus,
nous sommes montés jusqu’à Lyon, où nous avions des petits parents !
— Des parents venus après la Guerre d’Espagne ?
— Non ! Des parents de ma mère : elle était
d’origine lyonnaise !
— Votre père ne vous a jamais parlé des chèvres ?
Vous devez en avoir en Espagne ?
— Mais pas spécialement en agglomération lyonnaise !
Je n’ai jamais vu des troupeaux venant paître sur la place Bellecour ! Ou
alors, elles passent en dehors de mes heures !
— Vous savez, les chèvres et les ânes, ça ne doit pas
manquer, même à Lyon !
— Tordant !
— Vous avez saisi ? Des chèvres et des ânes ?
Des couillons, quoi !
— Des trépanés, quoi ! Des Teubés ! J’ai
compris ! Quoique j’aie l’impression que vous n’êtes pas en reste par ici,
non ? Je ne dis pas spécialement ça pour vous ! Quoique…
—
Mais quelque chose me dit que je ne suis pas
franchement exclu du lot ! Vous savez ce que les chèvres adorent ?
Mmm… Je crois que vous savez… maintenant !
— Effectivement, je sais !
— Pour en revenir à la plage : il faut y aller vers
neuf ou dix heures le matin ou alors à quinze heures ! Mais jamais avec un
soleil qui vous tape sur la cafetière comme à midi ! Jamais !
— Vous en parlez par expérience ? Vos parents vous
ont laissé sécher au soleil quand vous étiez petit ? Vous avez dû être
passerillé comme le raisin du Cap Corse !
— Je me suis bien repris, depuis !
— Du côté des kilos, c’est évident !
— Oh, mais vous êtes de méchante humeur,
aujourd’hui ! Pourtant, le cumulus marche, à présent !
Cette remarque a le don de calmer Lopes. Du moins, sa colère
ne se dirige plus contre le cafetier.
— De ce côté-là, je ne suis plus
ébouillanté comme un cocon de ver à soie !
— La culture des canuts qui
marchent tout nus ! Mais, il y a les chèvres, problème que vous
découvrez !
— Quand vous m’avez fait la
liste des soucis de la Casa Nova, vous ne m’aviez pas parlé des chèvres !
— Ce n’est pourtant pas le
problème de la Casa Nova !
— Ce n’est pas un problème, pour
vous ?
— Pour moi, non ! J’ai un
garage ! C’est le problème de tout le village ! Parce que si vous
espérez pouvoir faire la grasse matinée ici, c’est loupé ! À six heures du
matin, environ, - vous leur pardonnerez
leur manque d’exactitude, mais elles n’ont pas de montre, les pauvres !
-, sitôt que le soleil caresse les pentes du village, elles viennent chercher
de quoi manger, les pauvrettes !
— Les pauvrettes ? Elles
viennent faire des combats, cornes contre cornes, juste à côté de ma
voiture ! Mes deux portières sur la gauche sont cabossées ! Et en
plus…
— Le figuier…
— En plus, j’en ai trouvé une
sur le toit de ma voiture, qui se prenait pour Fred Astaire !
— Le figuier, vous dis-je !
— Mais quoi, le figuier ?
— Vous êtes un crétin des Alpes,
ma parole ! Elle est montée sur le toit de la voiture, pour manger les
figues et les feuilles de figuier ! Vous aimez les figues ?
— Oui !
— Elles aussi ! Elles en
raffolent, surtout avec le déficit pluviométrique que nous avons connu !
Elles n’ont pas besoin de lire un livre de diététique pour savoir que la figue
apporte beaucoup de calories et que ça compense largement l’absence de baies
dans le maquis !
Lopes demeure scié. Il est coi, quoi ! Les bras lui en
tombent tant il se sent bête à manger du foin.
— Et vous, l’intelligent des
grandes villes, vous vous garez sous le figuier, pour que la chèvre puisse
monter sur le toit de votre bagnole et y faire des claquettes ! Alors, ne
vous plaignez pas…
— Ah, parce que je devrais
sauter de joie et faire des entrechats dans les rues du village ?
— Si ça avait été Fred Astaire,
il aurait eu des chaussures avec des bouts ferrés et une canne ! Je ne
vous dis même pas dans quel état serait le toit !
— Dois-je remercier le berger
pour cette charmante attention ?
— Parce que vous croyez que le
berger s’occupe des chèvres, vous ?
— Quand j’étais gamin, on allait
dans un autre village, plus au sud, et le berger s’en occupait ! Il était
tout le temps avec ses bêtes ! Du matin au soir ! - Mais pas l’inverse, parce que sa femme
n’aurait pas apprécié - ! Les bêtes surveillées, - comme c’est étrange ! -, ne
faisaient pas de dégâts !
— C’était il y a combien
d’années ?
— Boulala ! Une quarantaine
d’années !
— Votre berger, il est mort
avant d’avoir quatre-vingts ans ! Les bergers de maintenant ont tout
compris : ils ne se tuent plus au travail ! Le matin, la mère de
notre berger ouvre la porte de l’enclos et les chèvres vont là où elles pensent
trouver à manger ! Et le soir…
— Le soir, il vient les chercher
pour les traire !
— Mais non ! Le soir, comme
elles sont intelligentes, elles reviennent seules ! La sœur ou le frère du
berger leur ferme la porte de l’enclos ! Les cabris sont plus à l’abri des
renards !
— Et puis, elles pourraient
demander leur indépendance… Peut-être qu’elles lisent le journal ?
— Toujours taquin, hein ?
Mais non, mais il faut les traire !
— Ah, le berger vient enfin s’en
occuper ?
Lopes se gratte la tête, à l’endroit où le soleil a rougi sa
tonsure de moine. Lopes sonne en partie comme alopécie, calvitie fréquente en
région méditerranéenne.
— J’ai compris : il fait le
fromage !
— Est-il badin !? Si, si,
il est d’humeur badine ! C’est son épouse qui fait le fromage !
— Une Corse, fille de
berger ?
— Mais non ! Nous sommes
modernes, au village ! C’est une continentale, élevée dans une
ville ! La mère du berger lui a montré comment elle faisait et,
maintenant, elle fait le fromage mieux que les autres ! Un don qu’elle possédait
sans le savoir ! Le berger le faisait mais très mauvais !
— Il ne reste plus que ça :
c’est lui qui va vendre les fromages dans les villages !
— Mais non ! Ça ne va pas,
la tête ! Les clients viennent en voiture pour acheter le fromage vieux et
le frais ! Et ils sont bien content quand ils en trouvent,
croyez-moi !
— Mais, il fait quoi votre
berger ? Il est toujours vivant ?
— Oui ! Il touche les primes européennes !
La PAC !
— La PAC ? Mais, sur le
Continent…
— Mais, ici, nous voulons être
traités sur un pied d’égalité. Pourvu qu’on ait un statut particulier…
— Je vois ! Et ces primes
fonctionnent comment ?
— D’après ce que j’ai compris,
les bergers ont des terrains loués mais aussi à eux, et ils touchent des primes
à l’hectare ! C’est pratique, car ce sont des hectares de maquis !
— À l’hectare ? J’aurais
pensé au nombre de bêtes composant le troupeau !
— Mais non ! Si vous avez
un hectare, avec six cents brebis, chèvres, ou vaches, elles vont crever de
faim, les pauvres ! On aurait pu faire une sorte de prime au nombre
d’hectare par bêtes !
— Remarquez, ça semblait trop
logique ! Mais à quoi s’attendre quand on pense que la France a insisté
pour donner une prime à l’irrigation des champs de maïs au lieu de primer ceux
qui n’irriguaient pas ! Résultat, tous les coins où l’on irrigue du maïs
connaissent un manque d’eau !
— Pour vous expliquer, si vous
avez trente chèvres, ou brebis, ou vaches, mais cinquante hectares, vous
toucherez plus de primes que celui qui aura 600 bêtes avec vingt
hectares !
— Et ça permet de mieux vivre,
cette PAC ?
— C’est bien simple : notre
berger a presque quarante hectares en bien propre ou en location ! Eh
bien, un soir qu’il avait bu quelques pastis, il a dit qu’il touchait trois
fois plus de primes que les ventes de fromage dans l’année ! C’est bien
simple : il pourrait donner les fromages, sans ses dettes !
— Je vois : des dettes
agricoles !
— Mais non ! Les
cartes ! C’est bien simple, il perd toutes ses ventes de fromage au
rami ! Sans la PAC, il ne pourrait pas vivre, monsieur Brun ! J’aime
bien ce surnom, moi !
— C’est la PAC-tole !
— Ouh ! Elle est bonne
celle-là ! Je vais la noter ! La PAC-tole !
— C’est la prime qui coule à
flot !
— Là, je ne comprends pas le jeu
de mots…
— Le Pactole était une rivière
du royaume de Midas, et qui charriait paraît-il de l’or, en Turquie !
— Cette vanne est moins drôle
que la première ! Trop compliquée !
Lopes réfléchit un bon moment, puis il revient à son
problème :
— Attendez ! S’il gagne tant
que ça avec les primes, il n’a qu’à me payer les dégâts de la voiture !
— Ouh, malheur ! Vous
n’allez pas lui demander ça ?
— Ah ben si ! Pourquoi, il
a trente enfants hors mariage à nourrir ?
— Non ! Il est
fidèle ! Mais vous allez vous fâcher avec la moitié du village !
— Et l’autre moitié ?
— Elle lui a demandé de payer,
mais sans succès ! Il a dit que c’était les chèvres d’un autre !
— Alors, je fais comment, moi ?!
Une voiture neuve !
— Vous allez l’amener chez le
carrossier ! C’est mon petit cousin !
Vous prévenez votre assurance… Rassurez-moi : vous êtes à tout risque ? Vous n’avez pas pris
une assurance de radin ?
— Je suis à tout risque, avec
65% de bonus, et j’ai droit à un accident par an sans malus !
— Mais c’est Byzance !
L’assurance va envoyer un expert ! On se débrouillera avec le carrossier
pour aiguiller sur un cabinet d’expertise où travaille le neveu du
berger ! Il dira que c’est un tracteur ! On fera un constat avec le
frère du berger qui a un tracteur assuré pour ses clémentiniers !
— C’est très tortueux votre
truc ! Mais qu’importe ! Appelez votre petit cousin carrossier…
— Hep-hep-hep !
Doucement ! Attendez la dernière semaine ! Des fois que les chèvres
recommenceraient ! Parce qu’elles viennent tous les jours ! Il faudra
les surveiller ! Vous n’avez qu’à mettre le réveille-matin à six heures
moins le quart ! Vous buvez le café et vous chassez les chèvres !
Vous boirez le café de votre femme qui est comme ici ! Dégueulasse !
— J’ai acheté une cafetière
expresso avec des dosettes ! Il est délicieux !
— Il est bon ? Je vais
descendre de temps à autre me faire payer le café !
— Charmant ! Je viens en
vacances pour pouvoir faire la grasse mat’ et je dois me lever tous les matins,
presqu’à l’aube, en quelque sorte à l’heure du berger !
— Pas le nôtre ! Il dort à
poings fermés ! Avec l’argent des primes, il a fait faire des garages pour
sa famille ! Parce que les chèvres, vous savez, elles sont
terribles ! Même sans figuier !
— Et on peut manger des figues,
ici ?
— Oui ! À condition de ne
pas garer la voiture au-dessous !
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